Le Premier ministre hongrois Viktor Orban et son gouvernement ambitionnent de convaincre leurs citoyens qu’apporter une assistance humanitaire aux demandeurs d’asile, aux réfugiés et aux migrants constitue un acte criminel. Le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki vise à persuader sa population que les droits LGBTI constituent « une idéologie » qu’il convient d’interdire. Ce ne sont que quelques-uns des derniers et préoccupants exemples de la concrétisation du « ministère de la Vérité » de George Orwell, l’image dystopique d’un gouvernement déformant la réalité afin de mener sa propre propagande.
De son côté, l’Union européenne a proposé un nouveau projet de loi qualifié par certains de « nouvelle constitution » pour Internet : la législation sur les services numériques. Cette nouvelle législation ambitieuse vise à doter le monde numérique du cadre légal dont il a tant besoin.
D’une part, cette législation est une arme exceptionnelle pour lutter contre les algorithmes et les systèmes de recommandation opaques mis en place par les plateformes en ligne. Ces phénomènes constituent une menace disproportionnée pour les groupes vulnérables et à risque, mais aussi pour tous ceux qui les protègent.
D’autre part, le texte dans sa forme actuelle risque d’aider les gouvernements répressifs à créer une version numérique de ce « ministère de la Vérité » en leur permettant d’annihiler la liberté d’expression, mais aussi de réduire au silence et de nuire aux activités essentielles de la société civile. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) a montré toute l’étendue et la portée internationale du pouvoir normatif de l’UE. La législation de l’Union portant sur la vie privée a largement inspiré de nombreux pays partout dans le monde. La réussite de ce projet aura un impact majeur non seulement sur l’Union européenne, mais aussi sur l’espace numérique dédié à la société civile dans sa globalité.
Une société civile vivante et capable de cultiver un esprit critique est une condition préalable à une démocratie forte et résiliente. La crise sanitaire a donné un coup d’accélérateur à la numérisation. Des centaines de milliers de personnes partout dans le monde s’activent sur Internet pour lutter contre le racisme et protéger la planète. Ces demandes de changement sociétal et le pouvoir de s’organiser en ligne ont néanmoins connu un revers. Partout en Europe, les membres de la société civile ont été les témoins de campagnes numériques de dénigrement et de stigmatisation à leur encontre. Les équipes et les membres de ces organisations ont été la cible d’attaques alors qu’ils se battent en première ligne pour défendre les droits de leurs concitoyens. En 2019 déjà, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne révélait dans un rapport consacré à l’espace destiné à la société civile au sein de l’UE que trois des plus grandes menaces et attaques visant les acteurs de la société civile ont eu lieu sur Internet.
Une société civile vivante et capable de cultiver un esprit critique est une condition préalable à une démocratie forte et résiliente.
Une étude menée par le Centre pour la démocratie et la technologie a montré que souvent, les campagnes de désinformation sont délibérément mises en œuvre pour promouvoir des idées racistes et misogynes. En Europe, les campagnes de désinformation sur la migration font rage sur Internet depuis des années. Il est choquant de constater que certaines de ces campagnes sont soutenues par les gouvernements locaux et diffusent une information aussi mensongère que dangereuse selon laquelle apporter une aide humanitaire aux groupes vulnérables est une activité criminelle. Il existe indéniablement un lien entre la réduction de l’espace dévolu à la société civile et les attaques ciblant les droits des minorités. Les ONG et les bénévoles impliqués dans l’assistance de groupes vulnérables sont également pris pour cible.
Si les attaques visant les minorités et les défenseurs des droits humains ne datent pas d’hier, leur ampleur est sans précédent en Europe. Mises en œuvre depuis des plateformes numériques en exploitant les données personnelles des utilisateurs et leurs préjugés, elles surprennent par la violence de leur efficacité. Mais la réponse de l’Union européenne à ce phénomène doit être ferme. Vouloir se placer en arbitre de la vérité ou demander aux entreprises privées d’endosser ce rôle reviendrait à s’engager dans une voie orwellienne hasardeuse.
La législation sur les services numériques offre effectivement certaines solutions. Ce texte prévoit une obligation de transparence en matière d’algorithmes et d’autres systèmes de recommandation des réseaux sociaux. Une telle disposition est susceptible d’exposer ces algorithmes à des audits. Mise en œuvre de manière perspicace, cette législation pourrait renforcer le règlement de protection des données de l’Union et ainsi réduire l’écho dont bénéficient sur Internet les campagnes visant des groupes vulnérables et des organisations issues de la société civile qui œuvrent pour les protéger.
La législation sur les services numériques s’attaque aux facteurs d’amplification des contenus, mais elle ambitionne également d’apporter plus de transparence et un plus grand sens des responsabilités dans le domaine de la gestion du contenu créé par l’utilisateur. Ce projet comporte des initiatives bienvenues pour informer les utilisateurs en toute transparence sur les raisons de la suppression de leur contenu et créer des voies de recours ou de résolution de problème en cas de suppression erronée de contenu.
Néanmoins, le législateur européen devra s’ouvrir à une réflexion plus vaste sur la manière d’intégrer à ce texte des garde-fous qui préservent l’état de droit en matière de légalité des discours afin d’éviter l’avènement d’un ministère de la Vérité. Partout dans le monde, de plus en plus de gouvernements prennent conscience du pouvoir de l’espace numérique et tentent malheureusement de les museler en adoptant des politiques et des lois qui visent à criminaliser l’expression et la contestation en ligne, comme c’est le cas en Thaïlande. L’Union européenne devrait tenir compte de cette réalité et s’assurer que sa nouvelle proposition de réglementation ne vient pas s’ajouter aux instruments dont disposent les gouvernements européens ou ne donnent des idées aux gouvernements non européens de contrer le travail essentiel réalisé par les journalistes et les défenseurs des droits humains pour protéger la démocratie.
L’Union peut notamment s’inspirer des dispositions du droit relatif aux droits humains, en particulier parce qu’il déconseille de déléguer la prise de décision portant sur la légalité du discours à des agences gouvernementales ou à des entreprises. Les autorités judiciaires doivent rester les seules juges de la légalité d’un discours.
En omettant ce point, la législation sur les services numériques pourrait avoir de graves répercussions pour l’espace dévolu à la société civile en Europe et au-delà de ses frontières. Ainsi, ce projet de loi impose de faire appel à des « signaleurs de confiance », chargés d’informer les entreprises de réseaux sociaux de la présence de contenu illégal en ligne. Ce rôle pourrait être assuré par des autorités répressives ou toute autre agence gouvernementale. En outre, leurs signalements équivaudraient à un ordre de supprimer le contenu sous peine de subir une lourde sanction.
Le texte dans sa forme actuelle prévoit également la création d’une fonction de coordinateur de services numériques. Il s’agit là d’une autre forme d’autorité publique, qui aurait le pouvoir d’ordonner la suppression de « contenu illégal ». Il est aisé d’imaginer les effets de telles dispositions dans les États ou l’espace dévolu à la société civile et l’état de droit sont déjà sous pression. Comment réagirait une agence gouvernementale polonaise face au contenu numérique d’un activiste LGBTI ? Et quel sort réserverait la Hongrie au contenu publié en ligne par des défenseurs des droits des réfugiés ?
Le point le plus discutable de ce projet est sans doute le fait qu’il laisse aux entreprises de réseaux sociaux la responsabilité de statuer sur le caractère légal de contenus publiés sur Internet. Ici encore, le texte permettrait aux gouvernements de contourner les garde-fous habituels en faisant pression sur ces entreprises afin qu’elles suppriment des contenus. La pression des gouvernements pour supprimer des contenus mal définis et illégaux incite également les entreprises à faire de l’excès de zèle afin de s’assurer la satisfaction des autorités. Ce texte s’oppose également à l’objectif du législateur de limiter l’influence des entreprises sur le discours public en leur accordant formellement un pouvoir décisionnel quant à la légalité de ce discours.
Les gouvernements créent de véritables ministères de la Vérité dignes des romans d’Orwell lorsqu’ils cultivent la désinformation ou pire encore, lorsqu’ils adoptent des lois qui empêchent et criminalisent le travail légitime des acteurs de la société civile en faveur des droits humains. Cette volonté d’étouffer la liberté d’association et d’expression nuit gravement à l’espace dévolu à la société civile et à la démocratie. Les plateformes numériques peuvent elles aussi jouer ce rôle lorsqu’elles recourent à des modèles qui amplifient la désinformation ou lorsqu’elles prennent la liberté d’accorder ou de refuser aux ONG le droit de participer à l’organisation et à l’expression sur Internet.
L’enjeu de cette nouvelle loi est majeur et les décisions de l’Union européenne en la matière auront un impact mondial. Si ce projet de loi contient de nombreuses initiatives bienvenues quant à la transparence et aux voies de recours, sa plus grande faiblesse tient dans son incapacité à garantir que les décisions relatives à la légalité du discours restent dans les seules mains d’autorités indépendantes et impartiales. Confier ce rôle à des entreprises privées ou à des autorités publiques aurait un effet dévastateur sur un espace dévolu à la société civile déjà sous pression. L’Union européenne doit impérativement mener au préalable des débats et engager des processus participatifs sérieux en vue d’adapter son projet de loi. C’est la seule voie possible pour nous assurer que les tribunaux sont habilités et mandatés par des ministères de la Justice et non par des ministères de « la Vérité ».