Je suis en colère.
En tant que footballeuse, pendant plus de vingt ans, mon expérience a été synonyme de terrains en piteux état, d’arbitrage de qualité médiocre, de tenues usagées et surdimensionnées, de harcèlement, de difficultés à trouver des financements et des opportunités pour jouer, de couverture médiatique réduite à son strict minimum et de misogynie déguisée sous forme de « plaisanterie ». Ce qu’a vécu Khalida Popal est bien pire : elle a reçu des menaces de mort pour avoir fondé la première équipe nationale féminine afghane tandis que le président de sa fédération a récemment été suspendu à cause de terribles accusations de viols et d’agression. De même, la fédération somalienne est accusée de détournement de fonds de la FIFA dédiés au développement du football féminin. Au cours de ces dernières années seulement, les joueuses des équipes nationales d'Irlande, du Danemark, du Brésil, d’Australie et de Norvège ont fait grève, fatiguées de s’entendre dire qu’elles devaient être reconnaissantes de leurs mauvaises conditions d’activité, du salaire minimum et du peu de respect à leur égard.
En même temps, nous sommes également à la veille de quelque chose de vraiment très important dans le football féminin. Cet été, la Coupe du Monde marquera une première en termes de qualité et de visibilité alors que la FIFA ambitionne un milliard de spectateurs. Les équipes nationales masculines et féminines norvégiennes reçoivent le même niveau de rémunération et le Lewes FC est devenu le premier club au monde à faire de même. L’année dernière, la France a alloué une partie des gains générés par la Coupe du Monde masculine au football féminin. L’Arabie Saoudite a même levé son interdiction pour les filles de faire du sport dans les écoles publiques et a permis que des femmes aillent dans les stades pour assister à des matchs.
Les deux types de scénario, l’un positif et l’autre négatif, sont réels. Mais lequel vous procure de l’optimisme au moment d’envisager l’avenir ?
Mon travail avec Equal Playing Field, un réseau mondial de femmes qui militent en faveur du changement dans le football féminin, est en proie à cette question au quotidien. Devrions-nous parler des problèmes ou apporter des solutions ?
Nous avons choisi de nous unir derrière un slogan définissant la voie à suivre : « Opportunités, Égalité, Respect. Rien de plus, rien de moins ». Nous avons conclu que cette vision positive, avant-gardiste (et, il est vrai, quelque peu provocatrice) parlait à toutes les femmes de notre réseau, qu’elles fassent partie de l’élite professionnelle aux États-Unis ou du monde amateur en Inde. Plutôt qu’une manière d’aborder simplement la lutte en faveur de l’égalité des sexes, le sport ouvre en fait le débat sur tous les autres droits : éducation, santé, emploi. De plus, refuser le droit aux loisirs à 50 % de la population mondiale revient à priver de la liberté d’être une personne « à part entière ». Nous avons également conclu qu’il est bien plus difficile de soutenir l’idée que les femmes et les filles ne devraient pas avoir l’opportunité de jouer que de trouver des excuses ou une explication rationnelle aux problèmes rencontrés par les femmes.
Ceci dit, une deuxième question se pose : à qui est-ce que l’on s’adresse ? Vu la quantité de messages méprisants sur les femmes dans le sport, vouloir contrer et réfuter les commentaires sexistes, infondés ou futiles est compréhensible. Cependant, nous devons résister et ne pas perdre de vue nos deux audiences clefs : les femmes et les filles qui veulent jouer et ceux qui peuvent aider à ce que cela arrive. Malheureusement, communiquer à ces deux types de public nécessite des approches différentes.
Dans le premier cas, nous voulons inspirer et encourager les femmes et les filles à jouer en montrant par le biais de nos images et de nos vidéos qu’elles en ont le droit et qu’elles seront valorisées et respectées en faisant de la sorte. Nous cherchons ici à normaliser le sport et nous partageons donc les récits de rôles modèles avec lesquelles elles peuvent s'identifier et des récits positifs montrant que c’est possible.
Notre seconde audience cible, les personnes pouvant aider à ce que cela arrive, est composée en grande partie d’hommes (impliqués dans les instances gouvernantes du football ou dans la direction de clubs) et souvent des pères de famille. La plupart des femmes dans notre réseau ont un père qui est positif et qui les soutient et ce n’est pas un hasard. Les hommes ont encore un énorme rôle décisionnaire et nous devons donc leur montrer que le football féminin est une activité positive pour leur fille. Afin de convaincre les hommes de la valeur du football féminin, nous souhaitons montrer que ce sport peut être beau, technique, rapide et passionnant, et plein de rôles modèles exceptionnels.
Equal Playing Field a été créée lorsqu’un groupe de femmes provenant de plus de 20 pays a établi le record du monde Guinness du match de football joué à la plus haute altitude. Approuvé par la FIFA, ce match de 90 minutes s’est déroulé dans des conditions éprouvantes, au sommet du Mont Kilimandjaro, au milieu des rochers, de la glace et des cendres volcaniques, après 6 jours d’ascension. Nous avons voulu réaliser quelque chose de surprenant, de motivant et d’exceptionnel, dont le mérite ne pourrait en aucun cas être contesté en l’assimilant à une version édulcorée de ce qu’accomplissent les hommes. Ces derniers ont d’ailleurs été parmi nos plus fervents partisans et soutiens sur les réseaux sociaux.
Néanmoins, établir et battre des records du monde Guinness va-t-il à l’encontre de ce que nous essayons de réaliser, à savoir faire en sorte que le sport féminin soit considéré comme une activité normale ? Notre espoir est qu’un jour, toutes les filles pourront, en tous lieux, jouer au football sans le contrôle sous lequel elles sont aujourd’hui, et sans avoir besoin de prouver qu’elles sont dignes de respect. Elles devraient toutes pouvoir jouer juste pour le plaisir tout comme les garçons en ont le droit aujourd’hui. C’est pourquoi nous partageons des images et des messages portant tant sur l’excellence que sur l’inclusion. Nous essayons de rendre normal le fait que les filles et les femmes fassent du sport dans la vie de tous les jours, mais nous nous efforçons également à inciter les filles à viser aussi haut qu’elles le désirent tout en rendant cela acceptable aux yeux de ceux qui jouent un rôle décisionnaire.
Les messages positifs ne sont cependant pas toujours pertinents. Même si j’admire le contenu des réseaux sociaux de la FIFA en faveur du football féminin, je ne suis pas fan du slogan, « Osez briller » de la Coupe du Monde Féminine 2019. Il laisse penser que les femmes n’ont pas encore été suffisamment courageuses pour montrer au monde ce dont elles sont capables, ce qui va en contradiction avec les faits car, dans le monde, jouer est mille fois plus difficile et « audacieux » pour les femmes et les filles que pour les hommes.
Au final, nous voulons montrer que le monde que nous souhaitons est du domaine du possible. Ainsi, nous identifions ce qui relève du domaine du positif pour le mettre en avant afin de lui accorder le respect et la visibilité mérités. Mais comprenez-nous bien. Nous sommes toujours en colère. Nous canalisons juste cette colère afin de l’utiliser dans le but de créer le monde que nous souhaitons.