Au cours de ces quatre dernières décennies, il est devenu courant de se référer aux droits sociaux en tant que « droits de seconde génération », comme des ajouts récents aux droits civiques et politiques légués par l’époque européenne des Lumières. Cette théorie « générationnelle », apparue dans les années 1970 servait à l’origine à catégoriser les droits mais a vite pris son propre envol. C’est dommage car cela obscurcie l’histoire plus profonde et intéressante des droits sociaux.
Comme les droits civiques et politiques, les droits sociaux remontent au dix-huitième siècle, et incontestablement, bien plus loin. Au cours de l’époque médiévale et prémoderne, la pauvreté était considérée comme une condition juridique donnant droit aux pauvres à bénéficier d’une assistance. Ironiquement, ce fut durant le siècle des lumières que les droits sociaux perdirent en grande partie leur légitimité. Ni la déclaration des droits de 1689 en Angleterre, qui est née de la Glorieuse Révolution, ni la déclaration des droits de 1791 aux États-Unis, promulguée après la Révolution américaine, ne les reconnaissent.
La Révolution française fait figure d’exception notable. Les droits sociaux apparurent dans la déclaration des droits de 1793 des Jacobins qui fut promulguée au moment même où la Révolution glissait vers la « Terreur ». Mais ces droits avaient déjà été proposés en 1789, bien avant l’apparition des Jacobins et des sans-culottes. De plus, ils furent proposés par des individus qui seraient aujourd’hui considérés comme des conservateurs ou des libéraux.
Prenez, par exemple, les droits proposés par Pierre-Samuel Dupont de Nemours, un théoricien du libre marché, conseiller ministériel sous Louis XVI et ancêtre direct de la dynastie américaine des Dupont, qui ont financé des think tanks néolibéraux au milieu du vingtième siècle. Il déclara que « Tous les hommes ont le droit à l’assistance de leurs semblables » et que la société a une « dette sacrée » pour ce qui est de fournir des emplois aux personnes en capacité de travailler et des moyens de subsistance aux personnes ne pouvant pas travailler. Il croyait cependant également que la meilleure politique sociale pouvant être adoptée par un gouvernement consistait à dépenser peu et laisser le capital et le travail être les moteurs de l’économie (« laisser faire le peuple »).
Pour comprendre cette apparente contradiction, nous devons mettre de côté les notions anachroniques de l’État providence. Les droits sociaux de Dupont reflétaient sa croyance dans le fait qu’une société revitalisée pouvait moralement et économiquement s’autoréguler. Une fois la propriété garantie (il défendait les droits de propriété) et les marchés libres (le pendant de la propriété), l’abondance suivrait, avec un effet de levier général. Les droits sociaux nécessitaient les devoirs de travail et de charité, mais cela relevait de la responsabilité des individus, et non pas d’une politique fiscale redistributive.
Malgré un soutien important, les droits sociaux ne furent pas inclus dans la version finale de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Mais la vision libérale de l’économie de Dupont était largement partagée et façonna les premières politiques révolutionnaires, avec des résultats désastreux. Plus l’économique était libéralisée, plus la situation devenait instable. Après le renversement de la monarchie et la déclaration de la République en 1792, les révolutionnaires eurent à rédiger une nouvelle constitution. Les appels à inclure les droits sociaux vinrent de toutes parts, des sans-culottes radicaux qui revendiquaient également le contrôle des prix, aux modérés aisés pendant la Convention Nationale, qui croyaient encore que la liberté économique permettrait de remédier à la précarité. Même certains prêtres catholiques antirévolutionnaires adhéraient aux droits sociaux à cette époque.
Ce consensus sur les droits sociaux masquait les profondes divisions sur la manière de les financer. La Constitution de 1793, qui incluait les droits au travail, à la subsistance, et à l’éducation en a fait la responsabilité de la « société ». Ce que signifiait « société », cependant, était laissé à l’interprétation de chacun. Faisait-on référence aux particuliers en tant que philanthropes ou à l’État et à ses politiques fiscales redistributives ?
Ce manque de clarté amena les autorités à prendre les choses en main. Elles sollicitèrent, taxèrent, et extorquèrent selon leurs préférences et les circonstances du moment. Alors que les prisons se remplissaient « d’ennemis du peuple » et que les guillotines fonctionnaient à plein dans les villes à travers toute la France, la constitution des Jacobins fut liée avec la terreur. Ce qui était, à la base, un problème de refonte des obligations pour une société égalitaire fut, de façon simpliste, redéfini comme le problème des droits sociaux. Lorsqu’une nouvelle constitution fut, une fois de plus, rédigée durant le regain du conservatisme de 1795, les droits sociaux furent clairement laissés de côté.
A travers le dix-neuvième et le vingtième siècle, les républicains étaient de plus en plus enclins à adopter des mesures sociales, mais en se reposant exclusivement sur les pouvoirs publics et non pas sur les droits. Alexis de Tocqueville nota cette distinction dans un discours devant l’Assemblée nationale lors de la Révolution de 1848. Allant à l’encontre des socialistes, il s’inspira de la Révolution de 1789, qui, insistait-il, concernant ses objectifs sociaux, s’était limité à « introduire la charité dans la politique ». Avec la charité, les bénéficiaires n’ont pas de revendications sur les donateurs. « Il n’y a rien [dans la révolution de 1789] qui donne aux travailleurs un droit par rapport à l’État […] rien qui autorise l’État à intervenir dans l’industrie, à lui imposer des restrictions ». De leur côté, l’engagement des socialistes envers les droits sociaux, n’était que minime, voire inexistant. Ils étaient nombreux à considérer que les droits humains n’étaient rien de plus que du baratin de « bourgeois ». Comme les libéraux du siècle des Lumières, leur vision était celle d’une société s’auto-réglementant sur le plan de l’éthique et de l’économie. Mais contrairement à ces libéraux, les socialistes n’utilisaient pas le discours des droits pour l’exprimer.
Pour une variété de raisons, les droits sociaux firent leur réapparition au cours du vingtième siècle, notamment dans certaines constitutions en Europe et dans les Amériques, que ce soit au Mexique (1917), dans l’Allemagne de Weimar (1919), en Irlande (1922, 1937), en URSS (1936), et ailleurs. Dans son célèbre discours de 1944, Franklin Delano Roosevelt appela à une « Seconde déclaration des droits » intégrant le fait de vivre à l’abri du besoin. Eleanor Roosevelt présida la Commission des droits de l’homme des Nations unies, qui intégrait les droits sociaux dans son texte sur la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Malgré une reconnaissance croissante, les droits sociaux restèrent contestés, particulièrement après le début de la Guerre froide. La Révolution française peut, à mon avis nous éclairer sur les raisons.
L’échec des révolutionnaires à s’accorder sur les modalités de l’obligation en 1793 (qui finance et selon quels termes ?) a affaiblit les droits sociaux en favorisant la perception qu’ils conduisaient à la violence et à l’oppression (la Terreur). Un grand nombre des arguments contre les droits sociaux au cours du vingtième siècle reviennent aux conséquence de la Terreur, lorsque les libéraux rejetèrent les droits sociaux au nom du risque autoritaire impliqué. Dans De la Révolution (1963), Hannah Arendt conclut que les tentatives de résoudre la question sociale par la politique (« les droits des sans-culottes ») sont inévitablement voués à la terreur. Son avis fut repris par Aryeh Neier, le premier directeur de Human Rights Watch, qui déclara dans ses mémoires de 2001 : « Le pouvoir autoritaire est probablement un prérequis pour donner du sens aux droits sociaux et économiques ».
Pour les critiques des droits sociaux, la Révolution française incite à la prudence. Mais peut-être que le véritable enseignement est celui de l’importance, mais aussi de la difficulté, d’atteindre un consensus sur les modalités de l’obligation sociale dans une société basée sur l’égalité plutôt que sur la hiérarchie. Les droits sociaux ont traversé l’époque médiévale ainsi que prémoderne puis furent en difficulté dans la période moderne. Plutôt que les rejeter comme étant naïfs ou dangereux, nous ferions mieux de réfléchir plus profondément à notre contrat social, sur les devoirs entre les individus libres en tant que membres égaux de la société. En pratique, cela revient à faire comme l’historien Rutger Bregman qui, lors du Forum économique mondial de Davos de 2019, établit, devant une foule de milliardaires, une distinction entre la charité (« stupides stratagèmes de philanthropes ») et les impôts. Au final, les droits sociaux ne dépendent pas de l’altruisme mais de l’obligation de payer sa juste part.