Les récentes études de cas sur les institutions nationales de défense des droits de l’homme (INDH) du Kenya, du Niger, du Nigeria et de l’Ouganda mettent en évidence un certain nombre de facteurs qui influent sur la capacité des INDH à faciliter efficacement l’accès aux voies de recours en cas de violation des droits humains impliquant des entreprises. Ces études de cas montrent notamment que si les grandes lignes de l’action des INDH en faveur de l’accès aux voies de recours sont définies dans le mandat officiel, dans les faits, ce sont l’interprétation et l’application de ce mandat qui conditionnent les contours, ainsi que, dans un contexte de ressources limitées, les priorités de cette action.
Les institutions nationales de défense des droits de l’homme (INDH) sont des institutions d’État autonomes et indépendantes qui ont pour mandat de promouvoir et de protéger les droits humains. Les cadres internationaux (notamment La Déclaration d'Édimbourg et les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme) établissent clairement que les INDH, dans le cadre de leur mandat, peuvent répondre aux défis qui se posent en matière d’entreprises et de droits humains (EDH). Ainsi, dans le monde entier, des exemples montrent que les INDH s’attaquent, de plus en plus, à l’impact sur les droits humains que peuvent avoir les activités commerciales.
Le Groupe de travail des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme a collecté, en 2019, les données d’enquêtes de 33 INDH du monde entier et analysé leur contribution à l’accès aux voies de recours en cas de violations des droits humains impliquant des entreprises. Une étude complémentaire de l’Institut danois des droits de l’homme, publiée en mars 2020, analyse ces données d’enquêtes en y ajoutant les études de cas sur les réalités opérationnelles des quatre INDH africaines mentionnées en début d’article.
Ce travail de recherche montre que le potentiel des INDH est exceptionnel pour ce qui est d’agir vigoureusement au service de l’accès aux voies de recours en cas de violation des droits impliquant des entreprises. Dans des cas bien spécifiques, les INDH peuvent, par exemple, via le traitement des plaintes individuelles (ce qui est optionnel selon les Principes de Paris), faciliter l’accès des détenteurs de droits aux voies de recours. Les investigations ou les enquêtes publiques peuvent aider les INDH à identifier les causes profondes des problèmes systémiques et à trouver la réponse à apporter. Le rôle consultatif des INDH leur permet de contribuer aux réglementations gouvernementales définissant les paramètres des voies de recours en cas de violation des droits humains impliquant des entreprises. Enfin, le rôle éducatif des INDH peut leur permettre d’engager le dialogue avec des intervenants divers et ainsi mieux faire connaître les cadres relatifs aux voies de recours dans le domaine des EDH et favoriser leur mise en œuvre pratique. Cependant, cette recherche montre que d’importants défis opérationnels persistent et doivent être surmontés afin que les INDH puissent jouer pleinement leur rôle en lien avec les voies de recours dans le domaine des entreprises et des droits humains.
L’expérience des INDH africaines
L’étude de cas sur la Commission nationale des droits de l’homme du Nigeria est particulièrement instructive. La Commission a, depuis longtemps, interprété son mandat sur les EDH par la prise en charge de tous les droits humains sans exception, plutôt que comme une référence explicite aux acteurs économiques. En février 2016, la Commission a instauré un comité d’enquête pour prendre en charge les plaintes des communautés du Delta du Niger où l’activité des sociétés pétrolières était responsable de la pollution et de la dégradation de l’environnement et avait engendré des violations des droits humains. Cependant, le pouvoir d’investigation de la Commission, en matière de plaintes dans le domaine des EDH, fut remis en cause par les sociétés pétrolières concernées qui affirmaient que statuer sur les questions environnementales et les ressources naturelles, comme dans le cas des champs pétrolifères, relevait exclusivement de la compétence juridictionnelle de la Haute Cour fédérale. En avril 2017, la Haute Cour fédérale prononça un jugement favorable aux sociétés pétrolières, mais la Commission fit appel et, en avril 2019, la Cour d’appel infirma la décision initiale pour des raisons de procédure. Cet épisode montre que les pouvoirs ne sont pas équilibrés et que les parties prenantes méconnaissent le domaine des EDH.
Dans le domaine des EDH, les activités des INDH obéissent à des priorités qui sont également guidées par des choix institutionnels opérés dans un contexte de contraintes de capacités et de ressources. Ces contraintes sont variables et peuvent expliquer pourquoi la Commission nationale des droits de l’homme et des libertés fondamentales du Niger a alloué des ressources aux visites de contrôle annuelles sur les sites de l’industrie extractive (or, uranium, pétrole, etc.) tout en se montrant moins vigilante sur la préparation, les compte-rendus et le suivi de ces visites. En revanche, d’autres INDH sont plus sélectives en matière d’enquêtes publiques, tout en étant également plus attentives aux procédures. La Commission nationale des droits de l’homme du Kenya a, par exemple, mené deux enquêtes publiques différentes qui portent sur le sel ainsi que sur les mines de pierres précieuses et de fer. Ces enquêtes ont notamment consisté en des commissions spéciales faisant appel à des experts extérieurs, des audiences publiques, des visites sur le terrain, et des rapports détaillés aux autorités. Son enquête de 2006 sur les mines de sel a débouché sur un audit de suivi publié en 2018.
Cependant, ce travail approfondi et exhaustif requiert des ressources importantes. Par exemple, l’activité minière artisanale et à petite échelle, dont il était question dans les deux enquêtes, du fait de sa nature largement déréglementée, morcelée et opaque, pose des problématiques dont le traitement nécessite une analyse pluridisciplinaire, des ressources importantes et l’implication de nombreux acteurs différents.
Les études de cas montrent également que les INDH peuvent mobiliser efficacement l’expertise et le poids d’autres intervenants extérieurs et favoriser ainsi indirectement l’accès aux voies de recours. Par exemple, la Commission kenyane a souligné l’impact des rapports de visite de pays du Groupe de travail de l'ONU sur une entreprise internationale opérant au Kenya. Elle a également signalé que les conclusions de son rapport public sur les activités minières ont été utilisées par des activistes pour étayer leurs revendications devant les tribunaux. Cependant, ces exemples sont limités. Les quatre INDH déclarent elles-mêmes que la coopération avec les autres types de mécanismes de recours et les acteurs régionaux ou internationaux est, au mieux, limitée. Les entretiens menés avec les intervenants externes appartenant à des organisations de défense des droits humains, des syndicats, ou même à l’autorité publique (par exemple, le ministère des Mines) font ressortir que la coopération pourrait être plus étroite. Pour ces intervenants, la valeur ajoutée des INDH, en matière d’EDH, n’est pas tant liée à leur capacité à régler des cas particuliers qu’à tirer profit de leur pouvoir spécifique, en particulier dans l’accès à l’information, l’amélioration de la transparence et le fait de plaider publiquement en faveur des droits humains.
La voie à suivre pour les institutions nationales de défense des droits de l’homme
Les données de l’enquête, et les études de cas, montrent que le potentiel des INDH est exceptionnel pour ce qui est d’agir vigoureusement au service de l’accès aux voies de recours en cas de violation des droits impliquant des entreprises. Ces données révèlent également que d’importants défis opérationnels persistent et empêchent les INDH de jouer pleinement leur rôle. Les défis concrets constatés (notamment les limitations de ressources et de capacités, les difficultés posées par les autorités publiques, le manque de compréhension, par les parties prenantes, du mandat des INDH, des pouvoirs d’application limités et un manque de suivi) montrent qu’il est possible de fortement renforcer les capacités, la collaboration et l’action des INDH afin de faciliter l’accès aux voies de recours relatives aux EDH. Il faut espérer que le rapport 2020 du Groupe de travail des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme au Conseil des droits de l’homme traitera d’un certain nombre de ces problématiques dans ses recommandations. Une plus grande collaboration (par exemple, au niveau national, entre les INDH et les autorités judiciaires ou entre les INDH dans les affaires de violations des droits humains qui comportent une dimension transnationale) sera certainement essentielle pour tirer pleinement profit des potentialités des INDH.
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