Les droits humains ont-ils quoi que ce soit à dire sur les inégalités matérielles ? La question vaut la peine d’être posée, en particulier vue les récentes critiques. Dans son livre publié en 2018, Not Enough – Human Rights in an Unequal World, l’historien Samuel Moyn avance que « … la principale raison pour laquelle les droits humains ont été impuissants face au fondamentalisme du marché est qu’ils n’ont simplement rien à dire sur les inégalités matérielles ». D’autres, notamment Jackie Dugard, Ignazio Saiz et Philip Alston, ont remis en question ce point de vue.
Cependant, il est pertinent de mener une réflexion plus approfondie sur cette critique en se penchant sur ce que les mécanismes des droits humains de l’ONU disent à ce sujet. Les inégalités sont-elles un sujet de préoccupation pour les organes onusiens chargés de veiller au respect des obligations des États en matière de droits humains ? Si c’est le cas, défendre l’argument de Moyn serait plus difficile.
Une recherche dans le SDG-Human Rights Data Explorer, une base de donnée développée par l’Institut danois des droits de l’homme, montre que le terme « inégalité » est utilisé explicitement dans plus de 800 recommandations et observations finales émises par ces organes de 2007 à 2018. De plus, un très grand nombre de recommandations sont élaborées autour de deux grands sujets de préoccupation, à savoir (i) les inégalités et la pauvreté ; et (ii) les inégalités et la discrimination. La question des inégalités matérielles est abordée de manière explicite.
La ventilation de ces recommandations entre les divers mécanismes onusiens vaut également la peine d’être notée. Les organes onusiens de traités sont à l’origine de 394 des recommandations, les Procédures spéciales de l’ONU en ont adressé 129, et 282 recommandations ont été émises dans le cadre de l’Examen périodique universel (EPU).
Le terme « inégalité » est utilisé explicitement dans plus de 800 recommandations et observations finales émises par ces organes de 2007 à 2018.
Les recommandations de l’EPU sont souvent formulées en des termes plutôt généralistes (p.ex. « Poursuivre les efforts visant à éradiquer la pauvreté et à garantir la réduction des inégalités dans la répartition de la richesse et l’accès au bien-être économique et social pour tous ») ce qui permet aux États de ne pas avoir à prendre de mesure concrète. Cependant, ce flou ne devrait pas occulter un constat important. Les États membres de l’ONU ont fréquemment utilisé l’EPU pour souligner le fait que les inégalités nationales sont un problème relevant des droits humains, légitimant ainsi les revendications demandant à ce que l’observation du respect des droits humains couvre les inégalités sociales et économiques.
Un examen qualitatif des recommandations montre qu’elles se répartissent en quatre grandes catégories. Une catégorie sectorielle se penche plus particulièrement sur les inégalités en termes d’éducation, de santé et d’emploi. Cette approche sectorielle souligne régulièrement les obligations dans un cadre plus large englobant les droits économiques et sociaux. Le lien entre ces droits humains et les diverses formes d’inégalités est évident.
La deuxième catégorie porte sur des groupes spécifiques, selon l’appartenance ethnique, raciale, le genre ou encore les enfants, les populations vulnérables ou marginalisées. Parmi ces groupes de population, les inégalités de genre ont reçu le plus d’attention par les mécanismes des droits humains de l’ONU.
La troisième catégorie porte sur les inégalités de revenu, de richesse et de salaire (les inégalités de salaire se focalisant uniquement sur la dimension hommes-femmes). Ces recommandations soulignent en premier lieu le défi que posent les importantes inégalités de revenu en matière de droits humains.
La quatrième catégorie est d’ordre géographique. Les mécanismes des droits humains de l’ONU sont particulièrement concernés par la fracture entre le monde rural et le monde urbain en matière de réalisation des droits humains (p.ex. la fourniture de services et l’accès à ces services).
En 2016, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels recommanda que la Namibie « … mette en œuvre une politique fiscale plus redistributive et évalue régulièrement son impact sur la lutte contre les inégalités ».
En plus de ces catégories, un certain nombre de sujets plus spécifiques sont à souligner. Au cours de ces dernières années, les organes onusiens ont exigé avec une plus grande insistance que les États fournissent de meilleures données ventilées afin d’évaluer les inégalités. Ils se soucient également de plus en plus de la question fiscale, soulignant la nécessité pour les États d’introduire une fiscalité progressive (plutôt que des modèles régressifs) et de garantir la redistribution via la fiscalité pour financer le respect des obligations en matière de droits humains. C’est un fait notable qui mérite d’être souligné. Par exemple, en 2016, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels recommanda que la Namibie « … mette en œuvre une politique fiscale plus redistributive et évalue régulièrement son impact sur la lutte contre les inégalités ».
Les Procédures spéciales de l’ONU portent également plus particulièrement sur la fiscalité, par exemple en recommandant que les États « prennent des mesures efficaces pour garantir des politiques fiscales progressives et rationaliser les budgets, que ce soit au niveau des revenus ou des dépenses et des investissements, dans le but de réduire les inégalités socioéconomiques et la pauvreté et de garantir la redistribution des fruits de la croissance économique ainsi que la pleine réalisation des droits humains ».
Les mécanismes onusiens ont clairement un rôle à jouer dans la lutte contre les inégalités, mais la manière de procéder peut être améliorée. Un certain nombre de problématiques essentielles restent en marge de leurs pratiques interprétatives. Une de ces problématiques est celle de l’austérité. Les recommandations qui font le lien entre politiques d’austérité et inégalités concernent surtout des pays comme l’Irlande, le Portugal, le Royaume-Uni et la Grèce, où la question fait déjà partie du débat national. Les mécanismes de l’ONU semblent opter pour une approche prudente, en ayant tendance à refléter ces débats dans leurs recommandations alors qu’ils devraient considérer les politiques d’austérité comme un problème plus large de droits humains dont la portée est mondiale. Ce n’est pas juste un problème lié aux conséquences de la crise financière de 2008.
Les mécanismes des droits humains de l’ONU devraient également revoir la manière dont ils formulent les recommandations. En effet, les inégalités font très souvent partie du diagnostic établi dans le cadre de la formulation d’une recommandation alors qu’elles devraient au contraire faire partie intégrante du plan d’action des recommandations adressées aux États.
Mieux communiquer les recommandations à l’ensemble de la société civile et aux médias dans les pays concernés est également nécessaire pour renforcer leur poids dans le débat national. Le SDG-Human Rights Data Explorer est une ressource accessible à tous les acteurs afin de combler le fossé, en matière de droits humains, entre les obligations internationales et la réalité au plan national. C’est important car, comme les faits le montrent ici, les traités internationaux des droits humains prennent en compte les inégalités. C’est clairement la façon de voir des mécanismes internationaux de suivi. Une meilleure compréhension et une plus grande attention aux inégalités amélioreraient la qualité des recommandations ainsi que leur impact au niveau local.