Quand Habib Bourguiba devint le premier président de la Tunisie en 1957, son gouvernement légiféra sur une multitude de nouveaux droits pour les femmes et nombreux furent ceux qui avancèrent que c’était en contradiction avec le Coran. Ces nouvelles lois furent approuvées en Tunisie mais de nombreux dirigeants arabes et musulmans à l’étranger les considéraient comme « illégales » parce qu’elles compromettaient l’islam. Bourguiba riposta et affirma qu'en fait, il avait basé sa décision sur les principes islamiques. En effet, comme Medina le fait remarquer ailleurs sur openGlobalRights, il est possible de réconcilier les droits des femmes avec certaines interprétations de l’islam. Cela dépend juste de qui se livre à leur interprétation et à quelle fin.
Les gouvernements qui suivirent la révolution de 2011 ne se sont cependant pas appuyés sur ces droits mais les ont au contraire modifiés en ayant recours aux interprétations religieuses les plus conservatrices. La « base islamique » pour les droits des femmes semble changer avec les aléas politiques. De quelle manière les présidents tunisiens ont-ils utilisé les droits des femmes comme une manœuvre politique visant à camoufler le reste de leurs intérêts et de leur programme ? Et qui est censé défendre et protéger les droits des femmes en Tunisie maintenant ?
La législation progressiste remonte au Code du statut personnel (CSP) de janvier 1957 qui spécifia les droits des femmes à l’avortement, au divorce, à la création d’entreprise, et à l’ouverture d’un compte bancaire sans le consentement de l’époux. Le code de 1957 interdisait également la polygamie ainsi que les hijabs dans les institutions publiques, faisant de la Tunisie le premier pays arabe à prendre ce type de disposition.
Le code CSP avait de réels pouvoirs contraignants et imposait des sanctions sévères à ceux qui violaient ses dispositions. Les hommes mariés qui demandaient une autre femme en mariage étaient par exemple passibles d’une année de prison et d’une amende substantielle.
Les droits des femmes sous Bourguiba et Ben Ali
Les droits des femmes n’étaient cependant pas les réelles motivations du changement. Bourguiba (1957-1987), et son successeur Zine El Abidine Ben Ali (1978-2011), utilisèrent la législation progressiste en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes pour se présenter comme des modernistes laïcs et pro-occidentaux, ou comme le fondateur du mouvement islamiste Ennahda Rached Ghannouchi le dit, de présenter un « pays totalement façonné dans l’identité culturelle française ».
D’après le think tank américain Freedom House, les anciens dirigeants tunisiens ont également œuvré à l’émancipation des femmes pour freiner l’influence des islamistes radicaux et d’autres opposants politiques faisant référence aux principes islamiques conservateurs. Par exemple, le fait de porter le foulard en public fut interdit car il prônait l’extrémisme. Les gens furent autorisés à retirer le voile d’une femme qu’ils repéraient dans les rues. En d’autres mots, les dirigeants tunisiens utilisèrent leur interprétation modérée de l’islam pour contrer une autre interprétation plus radicale qui menaçait leur pouvoir.
En pratique, cependant, aucune de ces mesures n’a eu de résultat probant. Bien que de nombreuses femmes aient reçu une éducation supérieure, seulement 38% des femmes adultes sont employées, comparé à 51% des hommes d’après le rapport de l’UNESCO sur les femmes sur le marché du travail en 2009. Une autre étude a conclu que 47% des femmes étaient sujettes à la violence au moins une fois au cours de leur vie parce que la société tunisienne, d’après l’étude, est encore traditionnaliste dans le sens que les femmes sont considérées comme ayant un rôle secondaire au sein du foyer.
Les droits des femmes dans la Tunisie post-révolution
Le parti Ennahda a appelé à une « conception modérée de l’islam » qui soutenait la liberté des femmes. En réalité, les droits des femmes sont une fois encore utilisés dans le jeu politique.
Le parti Ennahda, qui a gouverné en Tunisie depuis le départ de Ben Ali en 2011, a la réputation d’être un mouvement islamiste. Cependant son dirigeant, Rachid Ghannouchi, a appelé à une « conception modérée de l’islam ». Dans une de ses interviews sur Reuters, relayée par Al Jazeera juste trois mois avant les élections du Conseil national, il a dit que son parti soutenait la liberté des femmes et que Ennahda avait un certain nombre de femmes actives qui travaillaient aux côtés de leurs collègues masculins. Certaines d’entre elles ne portent pas le voile.
En réalité, ce ne sont cependant que des paroles. Les droits des femmes sont une fois encore utilisés dans le jeu politique et le parti a adopté ces mesures simplement pour reconstruire sa base de soutien. Jusqu’en 2011, les partisans de Ennahda appartenaient principalement au monde rural pauvre qui adhère aux traditions et à l’islam et qui est loin des progrès qui ont eu lieu dans les villes centrales quant à l’éducation, aux droits des femmes, etc. Dans ce cas, utiliser la question des droits des femmes aidait à accroître le soutien des zones rurales pour influencer les élites qui les aidèrent ainsi à gagner les élections en 2011 avec une majorité confortable.
De plus, après la révolution de 2011, les femmes ont continué à se battre contre la violence et le harcèlement. Si une jeune femme est violée par un officier de police, elle peut être accusée d’outrage à la pudeur et elle peut être emprisonnée. D’après certaines femmes militantes le harcèlement est devenu un phénomène répandu en raison de l’absence de sécurité.
Un autre exemple est l’avant-projet de nouvelle constitution, où l’un des articles définit le rôle des femmes comme étant « complémentaire » et non pas « égal » à celui de l’homme (se faisant l’écho d’affirmations similaires dans le Coran). Ceci a généré un énorme débat public en raison de la menace qui pèse ainsi sur les droits des femmes et sur leur statut dans la société.
Les organisations de femmes tunisiennes : bénéficiaires actives ou passives ?
Quand la Tunisie devint une république souveraine, les organisations de femmes ont éclot à travers le pays pour défendre les droits des femmes. Des exemples de ces organisations soutenues par l’État sont : l'Union nationale de la femme tunisienne, l'Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement, l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et, après 2011, l’Association Égalité et parité et la Ligue des électrices tunisiennes.
Au fil des années, ces organisations ont permis aux femmes de s’émanciper dans les domaines de l’éducation, de l’agriculture et sur le marché du travail. Elles ont également appelé à une plus grande participation dans les élections et la vie politique. De nombreuses femmes tunisiennes ont activement participé aux soulèvements de 2011, plus connus sous le nom de Révolution du Jasmin, qui se sont terminés par la chute de Ben Ali et de son régime. Tout comme leurs homologues masculins, les femmes demandèrent la démocratie, la transparence des élections, la justice sociale, la prospérité et plus d’opportunités d’emploi.
Cependant, la réaction des organisations de femmes contre les violences récentes, le harcèlement et d’autres changements liés à leurs droits n’a pas été visible. Au lieu d’influencer directement les législateurs ou de changer ce que les politiciens voulaient imposer, elles adoptèrent le cyber-militantisme. Les femmes militantes ont riposté via un nombre illimité de pages et de groupes dans les médias sociaux visant à obtenir un soutien plus large. Et les organisations de femmes s’en sont fait l’écho en faisant preuve du même type d’intérêt pour le militantisme en ligne et les médias sociaux, comme l’illustre très bien l’exemple de Vive la femme tunisienne libre. Mais même avec ces nouveaux outils, les femmes ont du mal à faire bouger les choses.
Les dirigeants et législateurs tunisiens ont « théoriquement » reconnu le rôle des femmes et leurs droits dans la société. Mais dans de nombreux cas, accorder ces droits semble être une décision stratégique qui s’inscrit dans un jeu de pouvoir plus vaste. Dans la Tunisie d’après la révolution, les organisations de femmes font face au défi significatif de mettre cette approche théorique en pratique, leur donnant la capacité d’avoir une réelle influence sur les décisions politiques et économiques. Il est peut-être temps d’apprendre de Ennahda, qui a entonné le refrain des droits des femmes afin de gagner le soutien des élites. Les organisations de femmes devraient maintenant entonner un refrain semblable pour faire pression sur le gouvernement en place et gagner son soutien. Alors peut-être pourront-elles obtenir une vraie liberté.