L’exil a, depuis longtemps, offert aux dirigeants impopulaires un moyen de quitter leurs fonctions sans risquer de faire face aux sanctions de leurs adversaires sur la scène nationale. Dans le passé, cette porte de sortie internationale était généralement privilégiée par les dirigeants. Alors qu’ils abandonnaient le pouvoir chez eux, ils pouvaient finir leur vie en toute sécurité à l’étranger, généralement dans un cadre luxueux. Par exemple, aux Philippines, Ferdinand Marcos s’est retiré à Hawaii, en Haïti, Jean-Claude Duvalier a décampé sur la Côte d’Azur française, et en Ouganda, Idi Amin Dada est parti s’installer dans une villa en Arabie Saoudite. L’exil a donc traditionnellement offert un « parachute doré » intéressant pour les dirigeants acculés.
Mais quelque chose a changé récemment. De nombreux dirigeants tels que Mouammar Kadhafi en Lybie, Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, et Bachar el-Assad en Syrie, semblent beaucoup moins enclins à partir en exil. Au contraire, ils s’accrochent jusqu’au bout au pouvoir, parfois même en luttant jusqu’à être tués ou capturés. Comparé aux dirigeants dans le passé, pourquoi certains despotes de notre époque se sont-ils montrés si peu disposés à abandonner le pouvoir et à se retirer à l’étranger ?
Dans un article publié dans le « American Journal of Political Science », j’avance que la tendance de plus en plus marquée d’exiger que les dirigeants rendent des comptes pour les atrocités et ce sans tenir compte des frontières nationales, fait en sorte que la solution de l’exil est plus compliquée. Alors que les anciens dirigeants (même ceux connus pour être particulièrement brutaux) pouvaient se retirer à l’étranger sans crainte de poursuites judiciaires, les progrès de la justice internationale font qu’un exil en toute sécurité dépend du comportement des dirigeants au pouvoir. Plus précisément, les dirigeants coupables (lorsque des atrocités de masse ont été commises sous leur égide) doivent maintenant s’inquiéter de finir éventuellement dans la cellule d’une prison en fuyant à l’étranger.
Les résultats statistiques présentés dans mon article révèlent une évolution flagrante en matière d’exil. Dans le passé, les dirigeants, qu’ils soient coupables ou non, partaient en exil à des taux quasiment identiques. Cependant, depuis 1998, les dirigeants coupables ont été environ six fois moins susceptibles de choisir l’option de l’exil (1998 est une année qui fait date en matière de justice internationale, avec la création de la Cour pénale internationale et l’arrestation du chilien Augusto Pinochet au Royaume-Uni, la première fois qu’un ancien dirigeant était arrêté dans un pays étranger pour des crimes internationaux de droits humains). En d’autres termes, le monde est maintenant plus petit pour les dirigeants coupables. Par conséquent, le raisonnement avancé ici aide à expliquer pourquoi les anciens oppresseurs comme Marcos, Duvalier, et Amin Dada se satisfaisaient à l’idée de se retirer à l’étranger, alors qu’à une époque plus récente, les dirigeants brutaux comme Kadhafi, Gbagbo, et el-Assad préfèrent s’accrocher au pouvoir malgré les risques évidents que cette stratégie comporte.
Comment devrions-nous prendre ces résultats ? Une majorité serait d’accord avec le fait qu’un nombre plus faible d’oppresseurs ayant la possibilité de s’échapper vers une retraite confortable est une évolution bienvenue. En effet, mettre un terme à l’impunité pour les crimes d’atrocités massives implique que les « mauvais » dirigeants ne puissent pas disparaître en un lieu sûr après avoir semé le chaos dans leur pays. En ce sens, les initiatives récentes en faveur de la justice internationale ont été un véritable succès.
Mais si les effets immédiats et pratiques des poursuites judiciaires nous intéressent, les choses sont plus compliquées. Dans le domaine de la justice internationale et des violences politiques, deux principales écoles de pensée existent. Les optimistes avancent que la justice internationale est bénéfique car elle dissuade les atrocités, alors que les pessimistes affirment que la justice internationale est dommageable car elle prolonge les guerres civiles (en donnant aux belligérants une raison de penser que faire la paix les exposera à des poursuites judiciaires). Mes constatations sur les pratiques en matière d’exil semblent indiquer que les recherches effectuées jusqu’à présent ne voient pas le problème dans son ensemble : les effets positifs et pervers de la justice internationale sont tous deux intimement liés.
Le lien est le suivant : vu que la justice internationale rend la possibilité d’un exil en toute sécurité dépendant du comportement du dirigeant lorsqu’il était au pouvoir, cela ne peut qu’engendrer deux effets opposés. D’un côté, en compromettant la viabilité d’un exil sûr, la plus grande probabilité de faire face à la justice internationale devrait inciter les dirigeants coupables à continuer à se battre lors des guerres civiles, là où au paravent ils se retireraient à l’étranger. D’un autre côté, précisément parce que les dirigeants savent maintenant qu’ordonner ou permettre les abus va compromette leur porte de sortie, la justice internationale devrait avoir un effet dissuasif et les atrocités devraient être plus rares.
Par conséquent, le raisonnement présenté pointe vers l’existence d’un dilemme de la justice : dissuader les atrocités et prolonger les conflits pourraient bien constituer les deux aspects d’un même problème.
Cet article est également publié dans Political Violence @ a Glance.