Le 21 juin 2016, la Cour pénale internationale (CPI) a condamné l’ancien chef rebelle et vice-président congolais Jean-Pierre Bemba, à 18 ans de prison pour les violations des droits humains commises en République centrafricaine (RCA) en 2002-2003 par les combattants de son groupe rebelle, le Mouvement pour la Libération du Congo (MLC). Les médias et les commentateurs ont très bien accueilli cette décision jugée comme étant historique. Un commentateur a même salué le procès de Bemba en le qualifiant comme le « plus grand succès de la CPI à ce jour ». Un tel enthousiasme est compréhensible alors que le procès a établi un précédent important pour la CPI et a démontré sa capacité à appréhender un chef politico-militaire de haut rang et à mener à bien son procès. Après le fiasco des affaires traitées par la CPI visant Uhuru Kenyatta et William Ruto au Kenya et les querelles interminables sur le mandat d’arrêt non exécuté contre le Président soudanais Omar El-Bechir, cette nouvelle dynamique était grandement nécessaire. De plus, la condamnation de Bemba est importante car elle a réaffirmé le principe de la responsabilité de commandement qui établit que les chefs peuvent être responsables des crimes commis par leurs troupes même s’ils n’ont pas personnellement pris part à ces actes. Ce jugement constitue également la première condamnation de la part de la CPI pour des actes de violence à caractère sexuel et sexiste.
Mais l’enthousiasme avec lequel la condamnation de Bemba a été accueillie par les observateurs extérieurs contraste fortement avec les réactions modérées que j’ai vues en République démocratique du Congo (RDC). S’il n’est pas surprenant que son parti du MLC ait dénoncé le jugement comme injuste et politisé, les réactions ont dans l’ensemble été marquées par l’indifférence. Un certain nombre de facteurs aident à expliquer ceci, comme le fait que Bemba n’ait pas été jugé pour des crimes commis en RDC, et que nombreux sont ceux qui ont perdu intérêt au cours de ce qui a été un très long procès. De plus, l’annonce du verdict a été éclipsée par des préoccupations quotidiennes plus immédiates, telles que la dépréciation du franc congolais, l’augmentation drastique du coût de l’accès à internet, et l’instabilité politique latente provoquée par une élection présidentielle fortement contestée.
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Jean-Pierre Bemba Gombo attends his trail at the International Criminal Court in The Hague, Netherlands.
Néanmoins, le contraste entre les réactions locales et internationales à la condamnation de Bemba et au prononcé de sa peine soulève des questions sur la manière dont le succès de la CPI est évalué. Les commentateurs qui saluent le procès de Bemba en le qualifiant de succès mettent l’accent sur sa contribution au développement du droit international et au renforcement institutionnel de la CPI en augmentant sa crédibilité en tant qu’organe judiciaire international efficace. Ils se préoccupent prioritairement de l’efficacité judiciaire de la CPI et de l’affirmation de l’autorité de la Cour dans les relations internationales. Si le rôle de la CPI est important dans le renforcement du droit international et l’évolution de la politique internationale, la question est de savoir si c’est suffisant pour évaluer son succès.
Les effets produits par la Cour ne peuvent pas être dissociés du contexte social local dans lequel elle opère.
Comme Elizabeth Evenson l’a clairement affirmé dans un article sur les enquêtes de la CPI en Côte d’Ivoire : « L’importance du rôle de la CPI se joue dans les pays (et dans les communautés) affectés par les crimes que la Cour va juger ». C’est-à-dire que le succès de la CPI doit être mesuré à l’aune de son impact au niveau local et non pas seulement de ses effets sur la scène internationale. Le fait qu’un procès ait constitué un succès pour la CPI en tant qu’institution n’implique pas automatiquement que ce fut un succès pour ce qui est de rendre justice pour les communautés locales. Ignorer ce fait risque uniquement d’ancrer la perception que la CPI sert les intérêts internationaux et institutionnels plutôt que ceux des victimes et des communautés affectées par les violations massives des droits humains. Rejeter les critiques qui ont été fréquemment portées à l’encontre de la Cour, y compris par la population en RDC, sur le fait qu’elle est politisée, qu’elle manque d’équité et qu’elle ne fournit qu’une justice partiale, en disant que celle-ci « passe totalement à côté de l’essentiel » est en soi le signe d’un manque de clairvoyance. En effet, la capacité de la Cour à promouvoir la justice sur le terrain dépend en grande partie de la manière dont elle est perçue et reçue localement. Les effets produits par la Cour ne peuvent pas être dissociés du contexte social local dans lequel elle opère.
Si le choix de la CPI, pour ce qui est de la stratégie en matière de poursuites dans l’affaire Bemba, peut être guidé par des raisons d’ordre pratique (p.ex., contraintes en terme de ressources, la nécessité pour une jeune Cour de faire ses preuves) il est également légitime de se demander si le résultat a servi la justice locale. La Cour n’a pas réussi à poursuivre un individu pour des crimes commis dans un conflit dans lequel il a joué un rôle moteur tout en le poursuivant pour des crimes commis dans un conflit dans lequel il a été un acteur relativement mineur, laissant ainsi une majorité de victimes à leur sort et engendrant un récit biaisé de la dynamique du conflit et des responsabilités tant en RDC qu’en RCA. Ce n’est pas pour minimiser le droit à obtenir justice des victimes des crimes horribles commis par le MLC en RCA mais pour souligner les limites de la capacité de la CPI en tant qu’instrument de justice locale.
Cependant, le défi consiste à conceptualiser ce que signifie l’impact local de la CPI. Les études empiriques existantes ont tendance à se focaliser sur les grands objectifs comme la promotion de la paix, la dissuasion ou le renforcement de l’État de droit. Mais s’agissant de la capacité de la CPI à les atteindre, le consensus est faible, et formuler le succès de la CPI autour de ces objectifs est de plus en plus considéré comme revenant à accabler la Cour avec des attentes irréalistes. Il est donc nécessaire de réfléchir davantage sur la manière dont nous devrions évaluer le succès de la CPI pour ce qui est de promouvoir la justice au niveau local. Trois éléments peuvent nous aider dans cette réflexion.
Premièrement, nous devons mieux comprendre ce qui importe en terme de justice pour les communautés locales, et aller au-delà des conceptions normatives définissant ce qu’est, et ce que doit faire, la Cour. Si ce point est fréquemment avancé, il demeure faiblement intégré dans la recherche sur l’impact de la CPI. Deuxièmement, et en lien étroit avec la première affirmation, nous devons prendre plus au sérieux les éléments qui influent sur la légitimité de la Cour au niveau local. C’est-à-dire que nous devons comprendre les bases sur lesquelles les victimes et communautés locales s’appuient pour élaborer leur perception de la légitimité de la Cour et les facteurs qui influencent cette perception. Se contenter de répondre à la crise de légitimité (et donc d’efficacité) de la Cour au niveau local en disant que les gens comprennent mal comment cette dernière fonctionne ne sera pas d’une grande aide pour résoudre le problème. Enfin, la question du succès de la CPI devrait être abordée en examinant les changements locaux qu’elle provoque et la manière dont cela interagit avec les processus plus larges de changement social, politique, et institutionnel au niveau local dans lequel les activités de la CPI s’inscrivent forcément. Tout cela ne signifie pas que nous ne devrions pas adhérer aux effets internationaux de la CPI. Mais une bonne compréhension de l’impact de la CPI devrait se baser sur une évaluation plus large de ce que signifie vraiment le succès.