Demander au Conseil de sécurité de renvoyer devant la Cour pénale internationale (CPI) des affaires portant sur des atrocités en cours ou sur le point d’être commises est devenu une pratique courante. La Syrie est un exemple évident. Outre le fait de s’assurer que les victimes obtiennent justice, l’une des motivations principales se trouve dans l’espoir que les renvois devant la CPI peuvent permettre de faire progresser les objectifs de la « responsabilité de protéger » (R2P) qui vise à protéger les populations contre les génocides, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité. L’hypothèse est que les principes liés à la R2P et la CPI peuvent renforcer mutuellement leurs objectifs respectifs : la CPI peut fournir à la société internationale un moyen d’empêcher les atrocités, alors que la R2P peut apporter un soutien politique et la capacité de faire respecter le droit pénal international.
Le fait de savoir si cette approche « où tout le monde y gagne » se confirme dans les faits a cependant et étonnamment fait que peu l’objet de vérifications systématiques. Le Conseil de sécurité a fait voter un renvoi devant la CPI dans seulement trois affaires. En 2005, le Conseil de sécurité a renvoyé la situation au Darfour devant la CPI. En 2011, le Conseil a renvoyé la situation en Lybie. Et en 2014, un renvoi de la situation en Syrie a fait l’objet d’un veto de la Russie et de la Chine. Mais l’utilisation de la CPI par le Conseil de sécurité pour atteindre les objectifs de la R2P peut être plus problématique que ce que le discours conventionnel peut suggérer.
L’utilisation de la CPI par le Conseil de sécurité pour atteindre les objectifs de la R2P peut être plus problématique que ce que le discours conventionnel peut suggérer.
Poser les trois mêmes questions dans les affaires concernant la Libye et la Syrie aide à illustrer ce point : 1) Quel était le but de la proposition de renvoi devant la CPI ? 2) Quelles furent les implications pour la R2P ? 3) Quelles furent les implications pour la CPI ?
Commençons par la Libye. Le 26 février 2011, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la résolution 1970 qui a renvoyé la situation en Libye devant la CPI. La Libye n’est pas un État membre du Statut de Rome, donc un renvoi du Conseil de sécurité était nécessaire pour que la CPI puisse être compétente. L’objectif principal de la résolution 1970, y compris du renvoi devant la CPI, était de dissuader des personnes proches de Khadafi de commettre des crimes atroces.
Un certain nombre de preuves anecdotiques semblent indiquer que le renvoi devant la CPI a aidé à dissuader les crimes. Des rumeurs circulent comme quoi Khadafi aurait contacté ses avocats à Londres afin d’évaluer ses options. Il y eut également la défection de personnes clefs, qu’il s’agisse de ministres, de diplomates ou de membres des forces armées. De plus, alors que les troupes de Khadafi firent usage d’une violence excessive pour reprendre des villes contestées début mars 2011, elles n’allèrent pas jusqu’à commettre des atrocités massives. D’un autre côté, le Département des affaires politiques de l’ONU et l’Union Africaine (UA) se plaignirent cependant que la CPI compliquait leurs efforts pour trouver une solution politique alors que la médiation est largement considérée comme étant un outil essentiel de la R2P, car mettre fin au conflit mettrait un terme au risque d’atrocités.
Dans ce cas, le problème fut en partie lié au fait que la CPI était allée extraordinairement vite et qu’elle avait délivré une demande de mandats d’arrêts à l’encontre de Khadafi, de son fils et de son chef de la sécurité à la mi-mai 2011. Ceux qui travaillèrent sur la médiation de l’ONU dirent que la rapidité de la CPI n’aida pas et qu’ils évitaient de mentionner la CPI. L’UA fut même encore plus directe sur les effets négatifs de l’implication de la CPI et appela ses États à ne pas coopérer à l’exécution du mandat d’arrêt, cherchant même à suspendre l’enquête de la CPI.
Pour la CPI, les implications du renvoi de la Libye furent largement négatives. Premièrement, le renvoi incluait des dispositions exigeant que la CPI utilise les ressources existantes pour l’enquête et excluant de la compétence de la Cour en Libye les ressortissants des États non membres. Ces conditions sont apparemment toujours nécessaires pour obtenir le soutien des États-Unis. Deuxièmement, la coopération et le suivi des États firent défaut. Par exemple, en juin 2012, quatre membres du personnel de la CPI qui essayèrent de rendre visite à Seïf al-Islam (inculpé par la CPI) en Libye furent détenus. Troisièmement, faire en sorte que la R2P intègre la CPI dans son « service » donna l’impression que le renvoi devant la CPI marquait une première étape vers l’intervention militaire. Cet argument fut utilisé par la Russie pour expliquer son veto de la résolution renvoyant la situation en Syrie devant la CPI.
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Fighter jets fly over Libya. "Making the ICC part of a broader 'R2P package' gave rise to the impression that an ICC referral is a first step towards military intervention," yielding counter-productive diplomatic results.
Posons les mêmes questions dans le cas de la Syrie, et regardons les résultats. Premièrement, pour ce qui est de l’objectif, certains États soutenaient le renvoi en croyant sincèrement que les atrocités en Syrie exigeaient que des comptes soient rendus. Deuxièmement, les États espéraient qu’un renvoi devant la CPI enverrait un message dissuasif à toutes les parties impliquées. Finalement, et peut-être plus important encore, ceux qui soutenaient le renvoi devant la CPI essayèrent d’exposer et d’isoler la Russie et la Chine, espérant que l’adoption d’une résolution distincte et plus forte sur l’accès humanitaire transfrontalier en découlerait. La résolution 2165 sur l’accès transfrontalier fut négociée en parallèle et finalement adoptée en juillet 2014. Il semble par conséquent que la proposition de renvoi devant la CPI avait pour intention d’avoir un effet dissuasif et de servir de monnaie d’échange pour améliorer l’accès humanitaire.
Quand à savoir si cet effort eut un impact, un message fut certainement envoyé aux parties impliquées dans le conflit syrien signalant que des comptes pourraient devoir être rendus dans le futur, en particulier avec le renforcement des initiatives visant à documenter les atrocités et à préserver des éléments de preuve en vue de procès à venir. De plus, la résolution distincte et aboutie du Conseil de sécurité améliora l’accès humanitaire transfrontalier, qui aida à protéger des personnes en Syrie. Cependant, les atrocités continuent dans ce pays et pourraient même s’aggraver avec la montée de l’État islamique.
Pour ce qui est de l’impact sur la Cour, des compromis furent faits pour gagner le maximum de soutiens en faveur de la résolution (bien qu’il était clair que la résolution ferait l’objet d’un veto, ce type de soutien isolerait la Russie et la Chine). Des clauses excluant les financements en faveur de la Cour ainsi que toute compétence de la CPI concernant les hauteurs du Golan furent nécessaires pour obtenir le vote américain. Le paragraphe portant sur l’efficacité du suivi dut être édulcoré pour obtenir le vote du Tchad, ce qui eut pour effet de contrarier un grand nombre d’États membres de la CPI. Deuxièmement, la nature controversée de cette initiative a peut être fait évoluer le jeu politique sur la CPI au sein du Conseil de sécurité. Les diplomates craignent, par exemple, que la Chine ait pu basculer plus fermement dans le camp de ceux qui sont prêts à s’opposer ouvertement à la Cour.
Ce rapide examen des cas de la Libye et de la Syrie devrait tempérer les appels enthousiastes en faveur du lien entre la R2P et la CPI. Le bilan sur l’instrumentalisation de la CPI par le Conseil de sécurité pour servir les objectifs de la R2P est au mieux mitigé alors que les implications pour la CPI furent largement négatives. À l’avenir, il semble impératif d’identifier des solutions pratiques pour, au minimum, modérer certaines des implications potentiellement problématiques du lien entre la R2P et la CPI.