Avec sa promesse de ne « laisser personne de côté » et son engagement transversal à lutter contre les inégalités en tous genres, le Programme de développement durable à l’horizon 2030 (l’Agenda 2030) peut potentiellement changer la vie des femmes et des filles dans le monde entier. Toutefois, plus de deux ans après le début de sa mise en œuvre, un nouveau rapport d'ONU Femmes sonne comme un rappel à la dure réalité : il faut en faire beaucoup plus pour que les Objectifs de développement durable (ODD) n’en restent pas au stade des promesses sans lendemain.
Un contexte international difficile
Dans le monde, les attaques contre l’égalité des sexes et contre les défenseurs des droits des femmes sont monnaie courante. Le changement climatique et la dégradation de l’environnement continuent à évoluer à un rythme sans précédent. Une décennie de crises, de récessions et de mesures d’austérité a eu des retombées catastrophiques sur les conditions de vie des populations et le rapport d’ONU Femmes montre clairement que les femmes et les filles sont celles qui payent le plus lourd tribu. Lorsque la protection sociale et les services publics sont réduits au nom de l’équilibre budgétaire, les femmes prennent le relais, ce qui se traduit par une charge de travail plus élevée et une insécurité économique plus forte. Et, au vu de la situation précaire dans laquelle elle se trouvent déjà à l’origine, les femmes les plus défavorisées qui sont victimes de discrimination sur de multiples fronts sont fortement affectées. Par exemple, en 2015, les femmes hispaniques vivant aux États-Unis étaient presque trois fois plus susceptibles de ne pas avoir d’assurance santé que les femmes blanches. De même, l’organisation britannique « The Women’s Budget Group » a constaté que les évolutions prévues en matière de fiscalité et de prestations sociales auront des conséquences négatives plus fortes sur les femmes noires et asiatiques, soulignant notamment que les mères célibataires perdraient entre 15 et 17 % de leur revenu. Comme toujours, « Le personnel est politique » et la pauvreté dans le monde se décline au féminin.
En effet, le rapport contient des nouvelles données montrant que dans le monde, les femmes âgées de 24 à 35 ans (l’âge où le potentiel de revenu et l’activité de procréation est à son niveau optimal) sont 22 % plus susceptibles de vivre dans une extrême pauvreté que les hommes du même âge. Clairement, concilier emploi rémunéré et responsabilités familiales retombe de manière disproportionnée sur les épaules des femmes, avec d’énormes conséquences sur leur niveau de revenu, leurs droits et leurs moyens de subsistance.
Des promesses aux actes
Vu ces difficultés, il serait facile de réprouver les Objectifs de développement durable (ODD) au motif que ces derniers sont une utopie. Mais le rapport d’ONU Femmes donne une feuille de route explicite pour faire progresser les droits des femmes. En plus d’assurer le suivi des résultats en matière d’égalité des sexes sur l’ensemble des 17 ODD, le rapport fournit une analyse du type de politiques nécessaires pour faire progresser les droits des femmes. Des politiques globales financées de manière adéquate dans deux domaines (la violence contre les femmes et les filles ainsi que les soins et le travail domestique non rémunérés) seront déterminantes pour que la condition des femmes progresse. Les féministes ont depuis longtemps identifié ces lacunes comme un obstacle structurel à l’égalité des sexes et leur inclusion en tant que cibles sous l’ODD 5 a été célébrée par les défenseurs des droits des femmes comme une victoire majeure.
Le rapport plaide en faveur du service universel de garde des enfants et souligne que cette mesure peut contribuer à la réalisation d’une multitude d’ODD : de la réduction des soins et travaux non rémunérés des femmes (cible 5.4) à l’amélioration des résultats en matière de santé, d’éducation et de nutrition chez les enfants (2.2, 3.2, 4.2) ; de la création d’emplois décents dans le secteur des services sociaux (8.3) à l’égalité des chances pour les enfants de milieux défavorisés, aidant ainsi à réduire les inégalités (10.3). Pourquoi universel ? Parce que les faits montrent que c’est la manière la plus efficace de toucher les populations défavorisées en s’assurant qu’elles bénéficient de services de qualité et qu’elles ne sont pas stigmatisées.
L’importance de lier les ODD aux droits humains pour faire progresser l’égalité des sexes est plus évidente lorsqu’on souligne non seulement l’indivisibilité des droits mais également la nécessité d’une approche intégrée de la mise en œuvre. Prenez l’exemple des violences conjugales : une femme qui quitte une relation caractérisée par la violence a, par exemple, non seulement besoin d’avoir accès à la justice (cible 16.3), mais également d’un logement (11.1), de soins médicaux (3.8), d’un emploi décent (8.5) et d’une protection sociale (1.3).
Une application systématique des principes internationaux relatifs aux droits humains peut également aider les décideurs politiques à dépasser le simple stade de la rhétorique confortable invitant à ne « laisser personne de côté ». Des mesures sont-elles prises pour faire en sorte que les services essentiels, dont dépendent des millions de femmes et de filles (la santé et notamment la santé reproductive, l’eau, l’éducation), soient disponibles, accessibles et abordables pour tous ? Les décideurs politiques prennent-ils en compte la discrimination liée à un ensemble de facteurs convergents ? Par exemple, en Colombie, si vous êtes une femme pauvre, autochtone et vivant en milieu rural, la probabilité de ne pas avoir accès à des soins spécialisés lors de l’accouchement est plus de huit fois plus élevée que la moyenne nationale. Ne laisser « Personne » de côté implique de prendre en compte celles qui sont souvent délibérément exclues et marginalisées (par exemple, les femmes sans abris, incarcérées, handicapées, transsexuelles, ou qui se livrent au commerce du sexe). Inscrire les initiatives en faveur de l’égalité dans le cadre des droits humains met également en jeu un ensemble d’outils et de mécanismes de responsabilisation que les défenseurs des droits utilisent de plus en plus de manière stratégique.
Qui va payer ?
Respecter ces principes exigera sans doute la mobilisation de ressources importantes. En Afrique du Sud, par exemple, rendre les services de garde des enfants à disposition de tous impliquerait un investissement annuel brut de 3,2 % du PIB. L’affirmation comme quoi atteindre les ODD nécessiterait de passer des « milliards aux milliers de milliards » a renforcé l’enthousiasme en faveur des partenariats public-privé (PPP) et du financement privé ou « mixte ». Cependant, une trop grande dépendance envers le secteur privé est porteuse de risques significatifs, comme le montre le contestable héritage des précédents PPP et les conséquences très mitigées des activités commerciales (en particulier celles des multinationales et des sociétés extractives) sur les droits des femmes.
L’affirmation comme quoi les deniers publics ne permettent tout simplement pas de trouver les ressources nécessaires pour améliorer les services essentiels, la protection sociale ou les infrastructures de base, doit être remise en cause : nous ne vivons pas dans un monde de rareté, mais dans un monde où les ressources sont réparties d’une manière ridiculement injuste, n’arrivant pas à atteindre ceux qui en ont le plus besoin. Un ensemble de réformes fiscales progressistes (établir des taux plus élevés d’impôt sur les sociétés et d’impôt sur le revenu pour les plus hauts revenus, instaurer ou veiller à la bonne application de l’impôt sur la fortune, par exemple sur l’immobilier ou sur les actions, et adopter une position volontaire contre l’évasion ou la fraude fiscale) pourrait débloquer un niveau considérable de recettes dont le besoin est grand. Il ne s’agit pas pour les États de générer des trillions de nulle part mais de changer les priorités en faveur des droits humains et de l’égalité.
Investir dans l’égalité pour les femmes promet également de générer d’importants bénéfices sur le plan social et économique, que ce soit à court, moyen ou long terme. Dans le cas de l’Afrique du Sud, faire en sorte que les services de garde des enfants soient à la disposition de tous créerait deux à trois millions d’emplois nouveaux, ce qui générerait de nouvelles recettes fiscales et de sécurité sociale. Sans mentionner les effets à long terme, porteurs de changement radicaux, sur l’éducation des jeunes enfants ainsi que les gains pour les femmes dont le temps serait libéré au profit de l’éducation, des loisirs, de l’emploi rémunéré et du repos.
L’engagement des ODD en faveur de l’égalité est louable et pourrait apporter une lueur d’espoir dans des temps bien sombres. Cependant, nous courons le risque de ne faire que perpétuer une rhétorique vide de sens si nous ne parvenons pas à adopter les politiques et le financement adéquats. Au final, nous n’atteindrons aucun des ODD sans arriver à une plus grande égalité pour les femmes dans tous les domaines. Cet objectif est également inscrit dans les obligations relatives aux droits humains et exige bien plus que de simples interventions de petite envergure pour « autonomiser » les femmes. Les barrières à l’égalité des sexes sont multiples et structurelles, et nous avons donc besoin de politiques ambitieuses, globales et bien financées pour garantir que toutes les femmes puissent revendiquer et exercer leurs droits d’ici à 2030.