Le monde était généralement mal préparé à la pandémie de Covid-19. Les pays les plus développés, et à priori les mieux armés pour faire face aux situations d’urgence, ont manifestement été pris au dépourvu. D’ailleurs, il était communément admis que les pays les moins développés allaient souffrir plus fortement. Cela dit, même si l’heure du bilan n’est pas encore venue, ce constat paraît contestable. Néanmoins, la pandémie soulève des questions fondamentales sur le peu d’attention dont ont traditionnellement fait l’objet les « droits des pauvres » de Paul Farmer.
Les droits socio-économiques sont souvent considérés comme étant « ambitieux », « de deuxième génération » et « impossibles à mettre en œuvre immédiatement ». Mais le fait que les droits civils et politiques passent traditionnellement avant les droits économiques, sociaux et culturels (ESC), et la réappropriation de la notion de « réalisation progressive » dans le but de restreindre la mise en œuvre de ces droits, ont conduit à une explosion de la pauvreté alors que les richesses sont abondantes.
La pandémie de Covid-19 accentue le défi posé par le fait que les droits ESC passent au second plan, en particulier dans les pays du Sud. Le faible investissement dans les soins de santé, l’éducation, la nutrition et le logement signifie par exemple que la plupart des pays d’Afrique ont du mal à répondre aux besoins de leurs populations tout en maintenant la distanciation physique. Par conséquent, certains pays ont eu recours à des contrôles policiers musclés pour faire respecter le confinement.
Alors que la pandémie frappe le monde entier, revoir le niveau de priorité accordé aux droits ESC est devenu une nécessité. De toute évidence, permettre à un grand nombre de personnes de sortir de la pauvreté aide l’État à augmenter des rentrées fiscales nécessaires à la construction d’infrastructures et de créer un cercle vertueux permettant de réduire encore plus la pauvreté. Investir significativement dans les droits ESC est dans l’intérêt de l’État, même si cela peut paraître coûteux dans l’immédiat.
La pandémie de Covid-19 accentue le défi posé par le fait que les droits ESC passent au second plan, en particulier dans les pays du Sud.
Tandis que les États doivent faire face aux conséquences du Covid-19 sans avoir, pour beaucoup d’entre eux, pris conscience qu’investir plus fortement dans la défense des droits des pauvres permettra de mieux lutter contre les pandémies, il est peut-être temps de les inciter à agir de manière plus responsable envers leurs populations les plus vulnérables. Le rôle des institutions régionales des droits de l’homme dans la défense des ESC pourrait alors être crucial.
L’Afrique, dispose, par exemple, d’un solide système de défense et de protection des droits. La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples reconnaît et protège les droits civils et politiques ainsi que les droits ESC et le droit de la troisième génération au développement. Il reconnaît également les droits collectifs. En outre, il établit un mécanisme de recours en cas de violation de ces droits.
La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples existe depuis 1987 et a pour mission de réparer les violations des droits garantis par la Charte. Elle a pris des décisions révolutionnaires sur la question des droits socio-économiques, notamment la décision du SERAC visant à tenter de trouver une solution durable à la dégradation de la situation dans le delta du Niger au Nigeria. Malheureusement, la mise en œuvre de cette décision laisse à désirer.
Pour renforcer le mandat de protection de la Commission, les chefs d’État africains ont créé la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples en vertu du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, qui a le même statut constitutionnel que la Charte elle-même. Bien que la Cour ait pu démarrer ses activités en 2004, seuls sept États ont fait la déclaration au titre de l’article 34, paragraphe 6, autorisant les ONG et les particuliers à saisir la Cour. Néanmoins, la Cour permet véritablement de donner des directives aux États et de prendre des décisions contraignantes.
Le système régional comprend des tribunaux sous régionaux en Afrique de l’Est, en Afrique australe et en Afrique de l’Ouest. Malheureusement, le tribunal de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) a vu son mandat sur les affaires relatives aux droits humains être suspendu, pour des raisons politiques, en raison des décisions prises contre le Zimbabwe. Les compétences de la Cour de justice de l’Afrique de l’Est ne sont pas toujours nécessairement en lien avec les droits humains. En effet, les affaires portant sur les droits humains sont généralement traitées par la Cour communautaire de justice de la CEDEAO dont la compétence territoriale se limite à l’Afrique de l’Ouest.
Compte tenu du système que nous venons de décrire, la Cour et la Commission africaine sont probablement les institutions dont la compétence territoriale est la plus vaste et sont donc, par conséquent, les plus à même de veiller à une protection des droits humains qui soit la plus large possible. En cas de pandémie, il pourrait donc revenir à la Cour africaine de veiller à ce que les États respectent leurs obligations en matière de droits ESC.
Bien que nous disposions, à l’échelle régionale et nationale, de plusieurs instruments reconnaissant les droits ESC, aucun ne prévoit la protection des droits en cas de pandémie. Pallier ce vide juridique ne passe pas nécessairement par de nouvelles normes, mais par une plus grande portée juridique de ces normes. Inviter le Groupe de travail sur les droits économiques, sociaux et culturels de la Commission africaine à revoir les directives sur la protection et la promotion des droits ESC en cas de pandémie pourrait être un moyen d’y parvenir.
Pour sa part, la Cour africaine peut utiliser les demandes d’avis consultatif existantes pour exposer les obligations des États en matière de défense des droits, en particulier ceux des pauvres, en cas de pandémie. Ces demandes pourraient notamment, par exemple, appeler à l’intervention de la Cour afin de veiller à ce que les États respectent leurs obligations lors des élections organisées pendant la pandémie. Elles pourraient également porter sur la dépénalisation d’infractions mineures, ce qui aurait également pour conséquence de réduire la surpopulation carcérale qui contribue à l’accélération de la propagation du Covid-19.
Faire en sorte que le système régional des droits humains puisse prendre des décisions et émettre des directives pertinentes constitue une étape essentielle dans l’amélioration de la défense des droits en cas de pandémie. Il est encore plus important que la société civile et un certain nombre d’acteurs puissent engager le dialogue avec les pouvoirs publics afin de réduire les obstacles à la mise en œuvre de ces décisions. À cet effet, la Commission africaine dispose du mécanisme de suivi avec la nomination d’un commissaire chargé de superviser la mise en œuvre. La Cour africaine voudra peut-être envisager l’adoption d’un mécanisme similaire.
Établir des normes et émettre des lignes directrices n’est pas une solution miracle. Le niveau de vie des pauvres ne s’en retrouvera pas nécessairement ou immédiatement amélioré. Elles peuvent cependant servir de référence permettant aux citoyens et aux États de demander des comptes à un État spécifique. Les principales institutions africaines de défense des droits humains rendraient un grand service au continent, et aux pauvres, en prenant ces mesures importantes qui peuvent changer la vie des citoyens.