En 2014, Michael Komape, un Sud-Africain âgé de cinq ans, s’est noyé en tombant dans des latrines hors d’usage qui se réduisaient à une fosse rudimentaire installée par son école. L’organisation « SECTION27 » se saisit alors de cette affaire. Cette organisation de défense de la justice sociale en Afrique du Sud fait campagne en faveur des droits constitutionnels à la dignité, à l’égalité, à l’éducation, à la santé, à l’assistance sociale, à la nourriture et à l’eau (ces derniers droits étant inscrits dans l’article 27 de la Constitution). Menant une campagne politique tout en s’engageant dans un procès afin que justice soit rendue pour Michael Komape (#JusticeForMichael), la SECTION27 remporta sa plaidoirie sur la responsabilité de l’État sans toutefois obtenir une voie de recours pour la famille meurtrie de Michael. Le tribunal ordonna au gouvernement de développer un plan d’action afin de réparer les sanitaires dans les écoles de la province du Limpopo dans un délai de trois mois. Comme l'a écrit Mark Heywood, l’absence de recours pour la famille de Michael a suscité l’indignation et une audition en appel vient juste d’avoir lieu.
L’affaire Komape symbolise la complexité des affaires quand les droits économiques et sociaux sont explicitement inscrits dans la constitution. La Constitution de l'Afrique du Sud incarne ce type d’engagement, mais tous les gouvernements, en tous lieux, peuvent être tenus à ces devoirs, tant sur le plan des droits humains que sur celui de la théorie constitutionnelle. Cette affaire souligne en effet trois défis liés à ces devoirs qui concernent, premièrement, le rôle des procès dans le cadre des campagnes de défense des droits humains, deuxièmement, les contradictions entre recours individuels et complexes et ce même dans les affaires de droits économiques et sociaux qui aboutissent, et troisièmement, l’évaluation de l’impact des droits et des devoirs défendus dans ces campagnes lorsque les pouvoirs publics fonctionnent mal et que les inégalités économiques et sociales sont extrêmes.
Les défenseurs de #JusticeForMichael ont mené une vaste campagne parallèlement au procès, en cohérence avec celui-ci mais sans en dépendre.
Les droits économiques et sociaux, de plus en plus au cœur des stratégies de défense des droits humains, ont toujours comporté une dimension juridico-constitutionnelle. Si ces droits sont souvent liés aux engagements pris dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, leur lien avec le droit constitutionnel est plus ancien. C’est en 1917 que les droits économiques et sociaux furent inscrits pour la première fois dans un texte constitutionnel (au Mexique) et depuis la fin de la Guerre froide, ces droits ont été massivement inscrits dans les lois fondamentales de nombreux pays du monde entier. Certains des droits économiques et sociaux, comme les droits à l’éducation, à la santé et à la sécurité sociale, sont maintenant la norme dans la majorité des constitutions dans le monde. Comme le démontre mon récent ouvrage « The Future of Economic and Social Rights », d’autres droits, comme le droit au logement, à l’eau, ou plus récemment à un environnement sain, ont été de plus en plus souvent évoqués par ceux qui rédigent les textes constitutionnels ainsi que par les coalitions politiques, les mouvements sociaux et les plaignants. La constitution des États-Unis est une exception à cette tendance. Néanmoins, comme le précisent Michael Rebell et Malcolm Langford dans ce même ouvrage, les droits économiques et sociaux restent fortement présents dans les constitutions de chaque état des États-Unis, en particulier dans le domaine de l’éducation. Ces droits sont également présents au niveau fédéral, même s’ils sont plus souvent sujets à contestation, notamment dans les campagnes nationales en faveur des droits à la santé, à l'éducation et au logement.
En effet, cela confirme que le choix entre des mesures correctives structurelles et des solutions au niveau individuel n’est pas exclusif.
Mais la constitutionnalisation n’est qu’un volet de la bataille visant à ce que les droits économiques et sociaux soient reconnus. Comme le montrent clairement de nombreuses affaires juridiques en Afrique du Sud, mais aussi en Inde, en Colombie, au Brésil et dans d’autres pays, chaque fois que ces engagements sont « judiciarisés », un certain nombre de questions se posent. Le premier sujet de préoccupation concerne le fait que les avocats, et les procès, peuvent faire de l’ombre aux campagnes des droits humains et récupérer, ou supplanter, les mouvements sociaux et l’action démocratique. Cette préoccupation est ancienne et les militants expérimentés y prennent souvent garde. Par exemple, les défenseurs de #JusticeForMichael ont mené une vaste campagne parallèlement au procès, en cohérence avec celui-ci mais sans en dépendre. Tout en utilisant la publicité générée par l’affaire (et en avançant fréquemment des arguments juridiques afin de la renforcer) la campagne n’a jamais lié son destin à une victoire devant les tribunaux. L’Afrique du Sud a, bien entendu, une histoire particulièrement riche dans le domaine de la pratique du droit au service de l’intérêt public (et réunit toutes les conditions, dans les mots de Jason Brickhill) au service des litiges stratégiques. Mais il serait faux de penser que l’Afrique du Sud est le seul pays où le droit et la politique s’entremêlent fréquemment devant les tribunaux.
La nécessité de travailler avec, et de réformer, les gouvernements récalcitrants, dysfonctionnels ou corrompus n’est pas nouvelle pour les défenseurs des droits humains.
Deuxièmement, les recours sont toujours un sujet de préoccupation lorsqu’il s’agit de faire respecter les droits constitutionalisés ou les devoirs. La longue expérience des États-Unis a amené à considérer les ordonnances complexes, systémiques et structurelles (le type d’ordonnance pouvant supprimer la ségrégation scolaire ou réformer les prisons) comme le meilleur moyen de recours. Ce type de contentieux ouvrant à des réformes structurelles a influencé les campagnes de défense des droits humains dans d’autres contextes au niveau national, régional et international. Cependant, l’affaire Komape montre comment les ordonnances systémiques dans la jurisprudence sud-africaine (le fait de demander un plan d’action gouvernemental, une modification des programmes gouvernementaux, ou un changement dans les privilèges conférés par les droits de la propriété) peuvent avoir un coût. En effet, cela confirme que le choix entre des mesures correctives structurelles et des solutions au niveau individuel n’est pas exclusif : comme le montre le récent travail de Kent Roach, la réponse des tribunaux peut se faire en deux volets en délivrant des injonctions proactives et systémiques (avec un échéancier ou une suspension des ordonnances) ainsi que des réparations individuelles et réactives.
Troisièmement, les droits économiques et sociaux reposent sur la théorie de la responsabilité gouvernementale en matière de droits humains (confirmée par les principes directeurs de l'ONU qui abordent la responsabilité des entreprises). Cependant, ces droits reposent également sur la théorie d’aptitude des pouvoirs publics, ce qui est hors de propos lorsque les violations des droits sont causées par des pouvoirs publics absents, fonctionnant mal ou dépourvus de ressources suffisantes. Il est difficile de trouver un gouvernement qui échappe à cette critique. Cependant, la nécessité de travailler avec, et de réformer, les gouvernements récalcitrants, dysfonctionnels ou corrompus n’est pas nouvelle pour les défenseurs des droits humains. La campagne visant à réparer les toilettes des écoles dans la province du Limpopo résume, de bien des façons, le défi actuel en matière de gouvernement et de gouvernance : différents niveaux d’actions et de responsabilités gouvernementales, une autorité mal définie et répartie, ainsi que la difficulté de trouver où faire pression pour que chaque niveau agisse efficacement et que les responsabilités soient clairement définies.
On pourrait dire que focaliser notre attention sur les devoirs des gouvernements est perdu d’avance. Dans un monde caractérisé par la globalisation du pouvoir (et du capital), le néolibéralisme extrême, la capture de l’État, les profondes inégalités, et, encore plus inquiétant, le retour du nationalisme et du nativisme, il est tentant de s’éloigner de l’analyse reposant sur l’État nation. Tentant mais contreproductif. La prise en compte des droits économiques et sociaux a brouillé notre compréhension du droit international des droits humains. Cela remet également en cause notre approche du droit constitutionnel, essentiellement négative (à savoir, protéger des espaces que le gouvernement ne peut pas envahir) et contre-majoritaire (à savoir, donner la parole aux minorités et aux autre groupes sous-représentés par les institutions démocratiques dominantes).
Notre vision de l’État ne doit pas être aussi réductrice. Les droits économiques et sociaux nous forcent à plaider en faveur d’un retour à l’État, au moins en partie, et à considérer les devoirs des gouvernements sous l’angle des droits.