Le principal défi qui se pose aux défenseurs des droits humains consiste à concilier leur mission première, la défense des minorités défavorisées, avec la nécessité de mobiliser les majorités politiques derrière leur cause. Afin de transcender la politique partisane, la défense des droits cherche une forme de légitimité en inscrivant ses revendications dans le cadre des principes universels. Ceci dit, les défenseurs des droits humains ne peuvent pas faire de leur vision, à savoir un monde respectueux des droits, une réalité, sans s’engager dans des combats politiques.
Il y a de cela un quart de siècle, alors que l’optimisme de « la fin de l’histoire » était à son paroxysme, les tensions politiques étaient plus faciles à apaiser. Aujourd’hui, les dirigeants, fiers de leur posture antilibérale, ne cessent de gagner des voix et la convergence entre droits et démocratie ne peut plus être considérée comme allant de soi.
C’est un problème particulièrement épineux pour un des principaux outils à la disposition du mouvement de défense des droits : le litige stratégique. Dans la plupart des pays, aller devant les tribunaux pour faire valoir les droits humains revient à demander à des juges, qui n’ont pas été élus, de faire cesser, de dissuader ou de sanctionner les agissements, ou les négligences, des politiciens élus. Alors que l’illibéralisme majoritaire gagne en importance dans le monde, les idéaux portés par les litiges stratégiques (le respect de l’état de droit, l’impartialité dans la recherche des faits et la responsabilité juridique) sont de plus en plus discrédités au motif qu’ils constitueraient des obstacles inutiles à la volonté du peuple.
Le moment pourrait difficilement être plus mal choisi pour défendre le litige comme une stratégie visant à promouvoir les droits.
Mais laissez-moi essayer.
Nous (Open Society Justice Initiative) avons récemment publié une série d’études évaluant l’impact des litiges stratégiques concernant les droits humains dans une douzaine de pays. Les principaux constats sont les suivants : les litiges ont parfois généré des conséquences négatives ; les avocats ont fréquemment desservi, plutôt que servi, les communautés pour lesquelles ils travaillaient ; les litiges ont trop souvent été menés indépendamment des autres stratégies en faveur du changement. Les doléances et les critiques ne sont pas nouvelles : le litige stratégique prend trop de temps. Son coût est prohibitif. Dans certains pays, les avocats et les juges sont corrompus, incompétents ou tout simplement pas disponibles.
En effet, le litige est trop souvent accusatoire pour être productif. Alors qu’il prétend remettre en cause des relations de pouvoir inéquitables, les litiges concernant les droits humains peuvent également renforcer et légitimer « le statu quo » en s’inscrivant dans le système juridique existant. L’énergie déployée pour les litiges peut manquer lorsqu’il s’agit d’avoir recours à d’autres outils potentiellement plus efficaces de plaidoyer et de mobilisation. Cependant, nos études suggèrent que, lorsque mené dans le cadre d’une stratégie d’ensemble, le litige stratégique a produit de réels bénéfices.
Au niveau peut-être le plus évident, le litige stratégique a eu des effets tangibles pour les plaignants, comme la fermeture d’une école pratiquant la ségrégation à l’encontre des Roms en Grèce, la hausse des inscriptions dans les crèches et établissement préscolaires au Brésil, la baisse du nombre d’enfants déscolarisés en Inde et l’acquisition de manuels scolaires, de bureaux, et de chaises pour les écoles en Afrique du Sud. Même dans des affaires qui, de prime abord, semblaient compromises, comme en Argentine pendant et peu après la dictature, l’action en justice a donné des informations entraînant une pression populaire amenant à ce que des comptes soient rendus pour les crimes graves.
Mais les litiges ont également généré des changements dans le droit, les politiques et la jurisprudence. Les tribunaux au Brésil et en Afrique du Sud ont clairement précisé que le droit à l’éducation est immédiatement réalisable, exigeant l’action sans délai des pouvoirs publics. En Europe, le litige au nom des détenus et des prisonniers a entraîné des changements dans les politiques et les lois, allant d’un accès facilité aux conseils juridiques en Turquie à la baisse du surpeuplement carcéral en Italie. Les jugements liés à l’historique campagne d’action pour les traitements (TAC) ont amené le gouvernement sud-africain, jusque là réticent, à créer le plus grand programme mondial financé par des fonds publics pour fournir un traitement antirétroviral du HIV.
Peut-être que les effets les plus significatifs constatés dans les études sont les moins concrets, impliquant des changements dans la manière dont les plaignants perçoivent leur capacité à agir et se réaliser. Un membre de la communauté Rom tchèque a résumé ce sentiment suite au jugement de la Cour de Strasbourg en 2007 stipulant pour la première fois qu’un système scolaire pratiquait la discrimination raciale : « Quelqu’un a fini par croire en nous. Une personne ordinaire a pu se rendre devant la Cour européenne des droits de l’homme et dire la vérité ».
Pour ceux qui obtiennent gain de cause devant les tribunaux, l’impact psychologique positif du litige peut être quasiment existentiel, même si aucun avantage matériel n’en découle. Les personnes interrogées ont utilisé des mots comme « espoir », « légitimité », « guérison », « détermination », « motivation » et « émancipation ». Par exemple, le dirigeant d’une organisation de lutte contre le racisme en France a souligné l’ampleur de l’impact sur la perception d’une communauté en décrivant la réaction de ses membres à la condamnation, en novembre 2016 du profilage policier par la Cour de cassation :
Pour nous, ce n’est pas un sujet technique. Gagner cette affaire devant les tribunaux relève de l’émotionnel … Après tant d’années d’injustice, nous avons gagné contre le gouvernement français. Pour nous, cela ne concerne pas uniquement le domaine juridique. C’est le cas, mais cela va au-delà. Nous croyons maintenant que nous pouvons gagner … Il ne s’agit pas de verser de l’argent ou d’envoyer quelqu’un en prison. Les gens qui sont arrêtés et fouillés ne veulent pas d’argent. Ils veulent de la dignité … Ils veulent une reconnaissance officielle … que ce qui leur a été fait est mal. Avec cette décision, la Cour a reconnu que nous sommes des êtres humains, que « vous êtes l’un des nôtres ».
Ces impacts positifs ne font pas disparaître les coûts et les risques et ne minimisent pas la nécessité de mener une réflexion commune avec les parties concernées, de se consulter et d’élaborer ensemble des stratégies avant de se rendre devant les tribunaux. Cela peut néanmoins expliquer pourquoi les trois dernières décennies ont vu l’explosion des litiges concernant les droits, non seulement dans des lieux où cette pratique est ancrée dans l’histoire, mais également dans des pays de droit civil où cette tradition n’est pas aussi enracinée, du Liban à l’Égypte en passant par la Russie, le Kirghizistan, la Colombie ou le Chili.
En formulant des revendications, et en obtenant des décisions de justice, qui utilisent le vocabulaire des droits juridiques et des obligations légales, on fait appel aux engagements les plus mûrement réfléchis pris par la société, on les réaffirme et parfois, on les modifie. Ce que disent les juges sur le droit a souvent plus de poids que les déclarations d’une ONG puissante, d’un employé de bureau, ou même d’un haut fonctionnaire. C’est par le biais des litiges que les implications des dispositions juridiques font l’objet d’un examen critique dans la manière dont elles se traduisent dans la vie concrète. Bien sûr, les droits humains ont de nombreuses dimensions qui dépassent le domaine du droit, mais les litiges sont basés sur la notion que ces droits codifiés dans la législation devraient s’appliquer concrètement et que les tribunaux devraient veiller à ce qu’ils soient respectés. En ce sens, les litiges stratégiques sont un véritable test pour les droits humains.
De ce fait, les litiges peuvent constituer un rempart efficace contre toute régression, particulièrement dans les systèmes juridiques qui accordent une importance spécifique au précédent jurisprudentiel. Il est plus difficile pour un gouvernement d’annuler une décision de justice que d’entraver une protestation publique ou d’ignorer une pétition. En politique, les vents changent, les gouvernements vont et viennent, et l’opinion populaire peut s’avérer volatile. Les jugements des tribunaux sont différents car ils sont juridiquement contraignant : les États sont obligés, par la force du droit, de réagir.
C’est peut-être pourquoi ceux qui ont été la cible de litiges stratégiques se sont donné beaucoup de mal pour court-circuiter, annihiler ou ignorer les décisions judiciaires comme le montrent la fermeture de la Cour régionale de la Communauté de développement d’Afrique australe suite à une décision controversée contre le Zimbabwe, ou les attaques répétées contre la Cour de Strasbourg par les dirigeants politiques britanniques. Des attaques verbales contre les juges américains, à la révocation de juges indépendants de la Cour Suprême des Philippines, en passant par la refonte de son système judiciaire par la Pologne, les tribunaux ont été soumis à des attaques brutales, précisément parce que les litiges ont la capacité de gêner les gouvernements, de limiter leur capacité à prendre des décisions, et de les forcer à modifier leurs politiques ou leurs pratiques.
Mais dans un monde toujours plus autoritaire, les tribunaux sont un des rares lieux où les citoyens ordinaires peuvent contester le pouvoir en place, exprimer leur désaccord, et exercer une forme de contrôle indépendant.
Bien sûr, les litiges stratégiques concernant les droits humains ne peuvent se substituer aux campagnes et à la mobilisation politique. Dans le meilleur des cas, ils peuvent compléter d’autres stratégies en faveur du changement. Mais à l’heure où les droits fondamentaux sont de plus en plus menacés, les litiges doivent faire partie de la réponse.