Les données jouent un rôle crucial pour éclairer les politiques publiques et préparer la prise de décision. Il est important de disposer de données représentatives et inclusives, car elles constituent la base sur laquelle les politiques publiques sont conçues, mises en œuvre, financées et contrôlées. Si les individus et les groupes ne sont pas représentés dans les données, toute décision prise sur la base de ces données ne répondra pas aux problèmes spécifiques auxquels ils font face. Le manque de données sur les communautés ou les populations déjà marginalisées peut rendre difficile la mise en évidence, et donc le démantèlement, des politiques et des pratiques discriminatoires. L’exclusion dans les données - qui reflète souvent les valeurs et les préjugés de la société sur les personnes et les choses qui comptent – signifie, dans la réalité, l’exclusion.
Cela est encore plus important dans le contexte actuel de la COVID-19, où le manque de données sur des groupes spécifiques, en particulier les groupes marginalisés, a entraîné de graves lacunes dans l’élaboration et la mise en œuvre de mesures visant à répondre aux besoins de tous. Le décompte officiel de la pandémie a rarement reflété son impact réel sur les groupes moins visibles, tels que les personnes vivant dans des zones d’habitation informelle, les femmes et les filles, et les migrants.
Les données inclusives constituent un enjeu en matière de droits humains
Le mois dernier, la Cour suprême du Mexique a rendu une décision historique portant sur l’inclusivité des données en tant que question se rapportant aux droits humains, dans le cadre d’une action intentée par TECHO México à l’encontre de l’Institut national des statistiques (INEGI). Cette affaire s’est attaquée avec succès à l’exclusion des zones d’habitation informelle du périmètre du recensement au Mexique. Dans un mémoire soumis en qualité d’amicus curiae auprès de la Cour, un groupe de membres du Réseau-DESC a fait valoir que l’absence de données précises et complètes sur la situation des personnes vivant dans les zones d’habitation informelle constitue une violation des obligations de plusieurs États en matière de droits humains, en particulier celles qui visent à prévenir et à traiter toutes les formes de discrimination. Il est nécessaire de commencer en identifiant les inégalités de jouissance des droits humains pour tous les groupes et toutes les personnes. Ensuite, les traités relatifs aux droits humains imposent aux États de suivre les progrès réalisés dans la mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels pour tous, requérant ainsi la collecte de données exhaustives. Troisièmement, l’absence de données essentielles sur les conditions socio-économiques des différents groupes les empêche de participer de manière significative à l’élaboration des politiques et à la prise de décision, ce qui est vital dans toute démocratie.
L’amicus curiae s’est appuyé sur le travail du Réseau-DESC visant à articuler une approche des données basée sur les droits humains par le biais d’un ensemble de principes sur les données et les DESC basés sur les obligations en matière de droits humains. Le 17 juin, la Cour suprême du Mexique a ordonné à l’unanimité à l’INEGI de recueillir des informations désagrégées sur les zones d’habitation irrégulière ou informelle en situation de pauvreté en citant, entre autres, le droit international des droits humains.
Cette décision historique affirme le rôle des données officielles pour éclairer les politiques répondant de manière adéquate aux besoins des différents groupes. Elle marque également un tournant très important pour le pays, car l’existence d’un système de collecte d’informations officiel et accessible au public - avec des données actualisées sur l’accès au logement et à l’eau dans différentes zones, y compris les zones d’habitation informelle - aurait fait une grande différence pour l’élaboration et la mise en œuvre de mesures préventives adaptées aux différents besoins, et dans le renforcement de la capacité à répondre aux situations d’urgence, comme la pandémie actuelle.
Face à ces lacunes, des organisations de la société civile se sont associées à des universitaires pour mener une enquête dans la capitale du pays afin de dresser un tableau des conditions de vie (notamment en matière de logement, d’accès à l’eau et aux services de base) et d’évaluer l’efficacité des mesures prises par le gouvernement pour lutter contre la COVID-19. Les résultats de l’enquête ont mis en lumière des tendances inquiétantes et ont permis aux organisations de la société civile de proposer des solutions en vue de réaliser le droit à un logement adéquat.
Nos membres dans d’autres pays ont signalé des tendances similaires. Au Kenya, comme ailleurs, les femmes et les filles subissent de manière disproportionnée les effets de la pandémie : augmentation des violences domestiques et basées sur le genre, perte des moyens de subsistance (les femmes étant surreprésentées au sein de la main-d’œuvre informelle), risques et exposition à la pandémie plus élevés du fait que les femmes représentent une plus grande proportion des travailleurs de la santé. De plus, en raison d’inégalités profondément enracinées, la pandémie a réduit l’accès aux services de santé sexuelle et reproductive pour de nombreuses femmes et filles.
Cependant, le gouvernement n’a pas surveillé ni évalué les implications de la COVID-19 sur l’accès des femmes et des filles aux services, ni les conséquences négatives que cela a pu entraîner, comme l’augmentation de la propagation du VIH, des infections sexuellement transmissibles, des grossesses non désirées et des avortements à risque. L’absence de données spécifiques est également le reflet des affectations budgétaires. Les estimations pour le budget 2020-21 du Kenya montrent que la majeure partie de l’allocation pour les soins de santé est destinée au recrutement de travailleurs de la santé, à la fourniture de lits et aux infrastructures hospitalières. Bien que louables, ces efforts devraient être éclairés par les expériences vécues par les personnes en situation de vulnérabilité, en particulier les femmes et les filles qui sont touchées de manière disproportionnée en raison de leur sexe, de leur genre et de leur orientation sexuelle, et orienter les décideurs politiques vers des solutions qui n’exacerbent pas leur vulnérabilité ou n’amplifient pas les inégalités existantes.
Un autre exemple concerne le Royaume-Uni, où des montagnes de données sont recueillies. En ce qui concerne la COVID-19, les données recueillies jusqu’à présent ont permis de réaffirmer les graves conséquences sur la santé des inégalités socio-économiques et des discriminations raciales. Le Bureau des statistiques nationales a constaté que les taux de mortalité pour la COVID-19 sont disproportionnellement élevés pour les personnes noires ou issues de minorités ethniques ainsi que pour celles qui vivent dans les zones les plus défavorisées d’Angleterre où le taux de mortalité était plus de deux fois supérieur à celui des zones les moins défavorisées.
Cependant, les militants des droits humains au Royaume-Uni sont constamment confrontés aux limites des données et font pression pour qu’elles soient étendues à tous et pour qu’elles soient mesurées de manière plus globale. Ce n’est que l’année dernière, après une intense pression de la société civile, que des questions sur l’insécurité alimentaire des ménages ont été incluses de manière cohérente dans une enquête nationale. Et ce mois-ci, le gouvernement a reconnu qu’il ne disposait pas d’estimations sur le nombre de migrants au Royaume-Uni concernés par la condition de non-recours aux fonds publics, condition limitant l’accès d’une personne aux aides de l’État, y compris les aides relatives au chômage - ce qui signifie qu’un grand nombre de personnes qui y sont soumis sont exposés à des risques ou vivent actuellement dans une extrême pauvreté.
Vers des données plus démocratiques
La pandémie a mis en évidence les coûts énormes pour les droits humains et les politiques publiques inhérents à la décision (intentionnelle ou non) d’exclure certains groupes du comptage officiel. Comme l’a démontré la décision récente de la Cour suprême du Mexique, les défenseurs des droits humains peuvent utiliser le cadre des droits humains pour exiger des données plus complètes et plus précises et donc une meilleure élaboration des politiques. Une approche des données fondée sur les droits humains peut contribuer à corriger les déséquilibres de pouvoir et permettre la participation et l’inclusion des groupes marginalisés dans la prise de décision. Par exemple, cela signifie que les États devraient non seulement recueillir des données précises, complètes et à jour sur les DESC, mais aussi impliquer de manière significative les communautés dans le choix des données à recueillir et de leur utilisation, et accorder une attention adéquate aux données qui reflètent les perspectives et les connaissances des communautés - souvent négligées et considérées comme non « objectives » ou non légitimes.
Si les données ne suffisent pas pour élaborer des politiques adéquates et si de nombreux gouvernements ne changent pas de cap même lorsqu’ils sont confrontés à des preuves solides, elles fournissent néanmoins un outil aux militants nationaux en appui de leurs efforts de plaidoyer en faveur de meilleures décisions politiques.
Nous espérons que notre ensemble de principes sur les données et les DESC aidera les organisations de la société civile dans leur plaidoyer en faveur de données qui reflètent les expériences vécues par les gens et placent les droits humains au premier plan et, ce faisant, permettent une prise de décision plus démocratique.
Si vous souhaitez en savoir plus, vous pouvez participer à notre prochaine discussion sur la démocratisation des données à Rights Con le vendredi 31 juillet à 10 heures HNE.