Une question importante et non résolue concernant la CPI touche à son propre rôle dans le cadre des conflits armés en cours. Le procureur devrait-il prendre en compte la guerre, et peut-être un processus de paix actif visant à arrêter celle-ci, en définissant sa stratégie ? Ce contexte devrait-il influencer ses nombreuses décisions sur la manière et le moment d’agir, qui il va cibler, ou même s’il devrait ouvrir une enquête dans une situation donnée ? Devrait-il être motivé seulement par la preuve de crimes, ou devrait-il également évaluer l’impact probable de ses actions ?
Le Statut de Rome offre une certaine flexibilité, et une compréhension au sens large du rôle du procureur dans un contexte national délicat, avec l’inclusion de trois petits mots qui sont enfouis au sein du Statut : il conduit le procureur a évaluer si ses actions seront dans « l’intérêt de la justice » avant d’ouvrir une enquête ou de déclencher une poursuite.
Mais « l’intérêt de la justice » reste largement non défini. Certains diplomates, qui ont participé aux négociations de Rome, ont compris cela comme étant intentionnel : cette formulation permettrait une certaine flexibilité pour une multitude de facteurs imprévisibles devant être considérés, et éviterait la création d’une institution rigide et aveugle au contexte. Étonnamment, ils n’avaient pas prévu que la CPI travaillerait principalement dans le cadre de conflits en cours. Alors que cette réalité prenait forme, de nombreux militants locaux, y compris de fervents supporters de la Cour, ont avancé que le procureur devrait prendre en considération les facteurs contextuels, tels que les négociations de paix, avant de décider d’agir.
Le premier procureur général a publié sa compréhension de l’intérêt de la justice dans un document d’orientation en 2007, en définissant une interprétation étroite. Il part d’une « forte présomption que les enquêtes et les poursuites seront dans l’intérêt de la justice » ; Toute décision de ne pas agir, basée sur l’intérêt de la justice, serait tout à fait exceptionnelle, stipulait cette doctrine. Le procureur prendrait cependant en considération les intérêts des victimes, sans les définir. La déclaration en matière d’orientation du procureur essayait d’écarter toute question relative à la paix, à la guerre, et à l’impact des poursuites internationales dans une situation sensible en renvoyant ces questions au Conseil de sécurité de l’ONU. Il déclara que la paix et la justice sont des objectifs distincts, et que l’intérêt de la paix ne réside pas dans le cadre du mandat du procureur. Le procureur actuel, Fatou Bensouda, a réaffirmé cette politique.
Bien entendu, il est vrai que le statut de Rome accorde au Conseil de sécurité le pouvoir d’examiner l’impact de la Cour sur la paix et la sécurité internationale et la possibilité de différer l’action de la Cour pour une période d’un an sur la base de telles préoccupations. Mais il n’y a rien dans le statut qui empêche ou décourage le procureur de prendre en considération ce type de problématiques.
Alors que la simplicité de la politique d’orientation du procureur est séduisante, et qu’elle semble éviter une dangereuse politisation de la Cour, un malaise profond existe chez de nombreux experts nationaux devant une compréhension aussi étroite de la justice. Les réticences apparentes du procureur à évaluer son propre impact dans un contexte national difficile sont particulièrement troublantes.
Joana Toro/Demotix (All rights reserved)
FARC guerrillas in the Nasa region of Colombia. Should the ICC prosecutor consider the impact of her investigations on the negotiations to find a peaceful solution to the long-running conflict?
Au cœur du sujet se trouvent deux contradictions ou problèmes fondamentaux. Premièrement, le bureau du procureur a déclaré à plusieurs reprises que l’objectif premier est la « prévention » : Il vise avant tout à dissuader des crimes futurs. Il croit que la prévention découle directement des poursuites de crimes passés. Laissant de côté la question contestée (bien que très importante) de savoir si les poursuites amènent à la dissuasion, il y a une relation de cause à effet plus évidente qui n’est pas contestée : la façon la plus rapide de réduire les crimes sérieux est de stopper les conflits violents. La guerre donne le champ libre à des abus terribles. Logiquement, la priorité du procureur consistant à prévenir d’autres crimes devrait amener à respecter, ou au moins à prendre en considération, les efforts crédibles en faveur de la paix. La CPI ne devrait pas vouloir être vue comme étant préjudiciable aux efforts qui pourraient prendre le pas sur la violence.
Deuxièmement, peu de défenseurs des droits, vu leur propre contexte, définiraient la « justice » comme se limitant à la poursuite d’une poignée de principaux responsables. Pour une vraie justice, une réforme judiciaire nationale peut être nécessaire en mettant en place un système de justice criminelle pour tous. La justice devrait inclure les réparations aux victimes, en particulier quand l’État est le responsable. Ceux qui sont impliqués dans des crimes sérieux devraient être écartés des forces de sécurité. Et pour de nombreuses victimes, la première revendication est d’apprendre la vérité, et que cette vérité soit officiellement reconnue. Si ces éléments sont inclus dans les négociations de paix, et si les plans sont crédibles et susceptibles d’être mis en œuvre, alors l’intérêt de la justice serait servi par la conclusion réussie des accords de paix et leur bonne mise en œuvre.
Une compréhension différente de l’intérêt de la justice suggèrerait également une compréhension différente de l’impact de l’action du procureur sur les dynamiques locales. Ses actions et ses déclarations sont remarquées et elles influencent le comportement des acteurs locaux et nationaux, des chefs de guerre aux Présidents. Cet effet peut être positif (la dissuasion de crimes), ou négatif (la dissimulation de preuves de crimes continus). Ses actions peuvent encourager la justice nationale ou entraver la paix ou la démobilisation. Sa manière d’agir, et le moment choisi pour passer à l’action, peuvent être aussi importants que la nature de ses actions ou de ses décisions. Un mandat d’arrêt sera-t-il public ou secret ? Faut-il ouvrir une enquête maintenant ou attendre une année de plus ? Critiquer le droit national ou les décisions de justice, ou rester silencieux alors que les dynamiques nationales sont en marche ? La stratégie en matière de poursuites demande une évaluation permanente. La stratégie dans son ensemble devrait être façonnée par la proéminence de l’intérêt de la justice.
Comment le procureur pourrait-il intégrer une notion au sens large de « l’intérêt de la justice » ? Ceci est difficile à deux titres : reconnaître l’importance de facteurs contextuels, comme celui de l’intérêt de ne pas déranger un processus de paix, pourrait exposer le procureur a des pressions politiques explicites, voire même au chantage. Il n’est pas difficile d’imaginer un tel scénario. Deuxièmement, il serait peut-être exagéré de s’attendre à ce que l’équipe du procureur à la Haye puisse suivre les changements de dynamique rapides et extrêmement complexes à l’intérieur d’un pays. Ce sont des préoccupations légitimes ; les risques sont réels. Mais il y a peut-être un risque plus grand à ne pas être attentif à toute une série de préoccupations dans le domaine de la justice qui vont au-delà des intérêts spécifiques en matière de poursuites.
Ce qui peut manquer est un processus par lequel le procureur pourrait évaluer plus facilement l’impact probable de ses actions, ainsi que le moment opportun pour agir, dans le cadre de chaque contexte national spécifique.
Ce qui peut manquer est un processus par lequel le procureur pourrait évaluer plus facilement l’impact probable de ses actions, ainsi que le moment opportun pour agir, dans le cadre de chaque contexte national spécifique. Par exemple, des conseillers indépendants en matière « d’intérêt de la justice » propres à chaque pays pourraient offrir des évaluations, tout en laissant l’ensemble des décisions au procureur. Ces conseillers pourraient évaluer une série de facteurs : l’intérêt des victimes ; la crédibilité des initiatives de justice nationale (criminelles et non criminelles) ; si les actions de la CPI peuvent ébranler un processus de paix en cours ou en développement. Certes, ceci peut être redondant avec des évaluations « complémentaires », mais l’intérêt de la justice peut permettre une analyse au-delà des critères strictement relatifs aux poursuites.
La frustration des défenseurs nationaux dans certaines situations, comme en Ouganda et en Colombie, est palpable. Ils soutiennent la CPI. Ils veulent la justice. Mais ceux qui travaillent étroitement avec les victimes ont également un autre type de priorité : stopper les ravages de la guerre qui vont créer plus de victimes demain et le jour suivant. La dernière chose que l’on souhaite est de voir les efforts bien intentionnés de la justice internationale avoir pour effet d’accroître la souffrance ou d’empêcher la résolution d’une guerre brutale. Personne ne devrait comprendre cela comme étant dans l’intérêt de la justice.