Depuis le 17 octobre 2019, le Liban est la scène de manifestations publiques massives dénonçant la situation sociale, économique et politique désastreuse du pays. Une première dans l’histoire de ce pays à jamais marqué par les divisions confessionnelles, les manifestations témoignent de l’immense colère collective des citoyens libanais de confessions et régions différentes. Les manifestants tiennent le gouvernement responsable de la dégradation des conditions de vie et exigent des changements radicaux et profonds. Autour de la place Riad el-Solh, dans le centre de Beyrouth, au cœur du soulèvement populaire, une scène de la vie quotidienne se déroule : de jeunes gens entonnent des chants patriotiques, d’autres nettoient les rues, de nombreuses échoppent vendent de la cuisine de rue, des tentes sont dressées et servent d’espace de dialogue public, et les forces armées observent à distance. Mais quelque chose de tout aussi vivant, attire l’attention : les graffitis. Les murs des bâtiments, les barrières en pierre, les panneaux en bois, et même l’asphalte des sols sont couverts de graffitis. Les artistes graffeurs, avec leur diversité textuelle, leur créativité graphique, et leurs messages politiques et sociaux clairs et dénués de toute censure, illustrent le discours populaire exigeant une réforme sociale et politique radicale.
Cette année, les citoyens libanais ne furent pas les seuls à descendre dans la rue. Des manifestations ont éclaté dans le monde entier en réponse à l’échec des systèmes de gestion économique, sociale, politique et environnemental. En effet, tant dans les pays du Nord que dans ceux du Sud, les droits humains fondamentaux sont menacés ou violés et les défenseurs des droits humains sont traduits en justice ou assassinés. Ce n’est pas surprenant car un nouveau rapport de CIVICUS Monitor montre que le nombre de personnes vivant dans des pays où les libertés civiques sont violées a doublé en un an. Par conséquent, alors que la Déclaration universelle des droits de l’homme célèbre son 71ème anniversaire cette année, réfléchir sur la situation actuelle des droits humains et du mouvement des droits humains est plus que nécessaire. En premier lieu, nous devons nous pencher sur l’avenir de ces droits et de ce mouvement. Dans son article publié en 2019, Thomas Coombes propose une nouvelle manière d’aborder l’avenir des droits humains en « fondant sa communication sur l’espoir » pour non seulement exposer publiquement en quoi notre monde est « malade » mais également en influant sur l’opinion publique pour l’amener à oser rêver d’un monde meilleur. La force de cette stratégie réside en sa capacité à faire adopter plus largement les droits humains en les sortant de leur silo. Elif Shafak, romancière et défenseure des droits des femmes, affirme que « Nous sommes entrés dans une ère où nous devons tous devenir des militants des droits humains ». Tout comme Shafak utilise ses romans pour faire évoluer l’opinion publique sur un certain nombre de problématiques relatives aux droits humains, Banksy, l’un des artistes graffeurs les plus célèbres dans le monde, utilise également ses fresques murales pour commenter la situation sociale et politique, comme son dernier coup d'éclat représentant un enfant migrant à Venise.
Le graffiti, dans ce qu’il a de visuel, peut servir de moyen interactif et accessible visant à faire évoluer l’opinion publique sur les questions relatives aux droits humains.
Le graffiti se définit comme « une forme de communication visuelle, généralement illégale, concernant toute inscription ou marquage non autorisé réalisé dans l’espace public par un individu ou un groupe ». Cette définition comporte une certaine dualité : une inscription ou un marquage non autorisé dans l’espace public serait-il une forme de communication positive ? Est-ce susceptible de faire évoluer l’opinion publique ? Si ce n’est pas toujours le cas, certains graffitis ne véhiculent cependant clairement pas de message politique. Ce n’est pas ici une question d’autorité en soi mais de perturbation de cette autorité. Acceptable ou pas, le graffiti est un acte intrinsèquement perturbateur et politique. À partir de là, le graffiti, dans ce qu’il a de visuel, peut servir de moyen interactif et accessible visant à faire évoluer l’opinion publique sur les questions relatives aux droits humains. Néanmoins, le mouvement des droits humains ne doit pas uniquement faire évoluer l’opinion publique. Il doit en effet également changer les structures de gouvernance actuelles, ce qui, comme le montre l’exemple de la place Riad el-Solh, n’est pas du ressort des graffitis.
Le graffiti n’est pas nouveau pour la société libanaise mais le graffiti révolutionnaire est spécifique et puissant en raison de sa pertinence, des messages véhiculés, et de la place qu’il occupe pour véhiculer ces messages. Les artistes graffeurs ont exercé leur droit à la liberté d’expression, de réunion et d’association pacifiques, tout en communicant directement et clairement les revendications en termes de droits humains qui vont des droits des femmes aux droits des personnes LGBTQ, en passant par les droits économiques et sociaux ou les droits civiques et politiques (voir les photos ci-dessous).
Cette explosion du nombre de graffitis, de nature déjà éminemment politique, est encore plus significative en raison du lieu où elle se produit. L’endroit envahit par les graffitis a longtemps été considéré comme un lieu sacré, moderne, chic, et à part. Jusqu’au 17 octobre, le centre de Beyrouth était la zone terne, sans âme, et éteinte d’une ville par ailleurs animée. Il était alors difficile de s’imaginer qu’en seulement quelques jours, le centre deviendrait le lieu d’une telle expression artistique provocatrice. Et cet art a suscité l’envie qu’un jour, les lieux publics au Liban, notamment les centres-villes, soient ouverts à tous et deviennent le centre des interactions sociales et humaines. Si les graffitis ont été accueillis favorablement par les médias, ceux qui ont été peints sur la mosquée al-Amin et sur la cathédrale Saint-Georges ont été rapidement effacés.
Les graffitis s’imposent habilement et audacieusement à l’observateur et à l’espace occupé. L’observateur est submergé par un sentiment de colère, de désespoir, de nostalgie et de révolte mais aussi par l’espoir.
Les artistes graffeurs libanais ont fait converger l’art et la politique et en ont repoussé les limites. Les graffitis s’imposent habilement et audacieusement à l’observateur et à l’espace occupé. L’observateur est submergé par un sentiment de colère, de désespoir, de nostalgie et de révolte mais aussi par l’espoir.
Cet art urbain offre généralement une mosaïque de messages et d’images et pousse à la réflexion. Le graffiti ci-dessus montre un pigeon blanc (une image fréquente) associé à un slogan percutant sur les droits des travailleurs. Cette association véhicule l’idée que ces droits, et d’autres revendications, seront bientôt une réalité.
De la même manière, le graffiti au début de cet article présente une autre association troublante. On peut comprendre le message de ce graffiti comme « Oh mon merveilleux pays, le sectarisme nous a fait tant de mal ». Tout en lançant un cri de désespoir, mêlé de douleur et d’agonie, il renvoie également l’image d’un merveilleux pays avant la guerre civile et l’instauration d’un système politique qui l’a fragilisé au cours de ces 45 dernières années. La génération qui a vécu la guerre continuait de la déplorer tandis que les générations suivantes vivaient toujours dans la division et le sectarisme … jusqu’au 17 octobre 2019. Comme les manifestations, les graffitis reflètent l’espoir d’un pays retrouvant sa splendeur après les nécessaires changements sociaux et politiques.
En voulant marquer tous les endroits visibles autour de la place Riad el-Solh avec de la peinture en aérosol et des pinceaux, les artistes se sont projetés au centre d’un paysage politique et social déjà troublé, et ont inscrit les droits humains au cœur du débat. Ces graffitis retranscrivent visuellement, avec force, toutes les revendications des manifestants et interpellent l’opinion publique, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Liban. À travers leur peinture, ces artistes graffeurs formulent un récit narratif spécifique, inédit, et positif sur les droits humains au Liban, un récit adopté par un nombre toujours plus grand d’organisations et de militants.