Lorsque le concept des « défenseurs des droits de l'homme » est apparu dans les années 1990, il promettait quelque chose de grand, mais sa mise en œuvre dans les campagnes individuelles n'a pas été à la hauteur de ses aspirations. La déclaration des Nations Unies de 1998 sur les défenseurs des droits de l'homme certifie le droit de toute personne à défendre tout droit humain par des moyens non violents et à bénéficier d'un soutien et d'un financement à cette fin. En conséquence, plusieurs groupes internationaux des droits de l'homme ont commencé à adopter ce cadre conceptuel pour déplacer leur attention de la simple dénonciation de l'injustice vers le soutien direct de ces défenseurs des droits humains en tant qu’agents locaux du changement.
Auparavant, le soutien aux individus jouait un rôle éminent dans le travail en faveur des droits humains, comme en témoignent les campagnes d'action urgente d'Amnesty International sur les prisonniers politiques, institutionnalisées ensuite par les procédures spéciales des Nations Unies. Cependant, l'accent mis sur les défenseurs des droits de l'homme a introduit une aspiration transformatrice et axée sur l'impact dans ce travail traditionnellement humanitaire et presque apolitique.
La théorie du changement avancée par divers acteurs, dont Front Line Defenders, International Service for Human Rights et bien d'autres, affirme qu'en protégeant les militants locaux des droits humains, les campagnes internationales peuvent les soutenir dans leur travail pour faire progresser la protection des droits de l'homme sur le terrain. Cette hypothèse semble plausible et s'aligne sur les principales théories avancées par la littérature universitaire sur les droits de l’homme, où la protection des militants locaux contre la répression est considérée comme un moyen de leur ouvrir des espaces pour défier le régime et instaurer des changements.
Cependant, les données empiriques tirées des cas individuels traités par l'ONU et de l'expérience des défenseurs tunisiens montrent que cette promesse n'a pas été tenue par rapport aux défenseurs de droits humains dans les régimes autoritaires, comme je le montre dans mon récent ouvrage. J'y soutiens que, bien que l'attention internationale puisse avoir des effets protecteurs importants, elle ne permet guère de soutenir les défenseurs des droits de l'homme en tant qu'agents du changement dans des contextes répressifs.
La raison en est que le travail international sur les défenseurs, y compris les campagnes de type action urgente ou les communications des Nations Unies, maintient l’accent traditionnel sur les droits à l'intégrité physique qui a guidé de longue date le travail sur l'emprisonnement politique, la torture ou les disparitions forcées. Ce faisant, il néglige les nombreuses formes de répression administrative, discursive et secrète qui échappent généralement à l’attention internationale, mais qui perturbent et contrecarrent souvent très efficacement le travail des défenseurs vers le changement.
L'analyse de plus de 12 000 cas individuels de militants des droits humains traités par le rapporteur spécial des Nations Unies sur les défenseurs des droits de l'homme entre 2000 et 2016 révèle que, dans près de trois quarts d'entre eux, au moins une des violations décrites relevait de la catégorie des atteintes à l'intégrité physique. Les cas de détention représentent à eux seuls 56 % de l'ensemble des cas soulevés au cours de cette période. En revanche, seuls 4 % des cas portaient exclusivement sur des types de répression plus « douce », tels que les interdictions de voyager, les obstacles bureaucratiques, les licenciements, la surveillance ou la diffamation.
Cette répartition est loin de représenter l'expérience quotidienne des défenseurs des droits humains dans les États autoritaires. Au contraire, elle reflète plutôt un instinct humanitaire dans le travail international des droits de l'homme qui conduit à privilégier les cas considérés comme les plus graves. On pourrait raisonner que les communications de l'ONU, et peut-être plus généralement les campagnes basées sur l'attention, sont par nature des instruments humanitaires et non transformateurs. Mais on devrait alors se demander : quel est donc l'intérêt de se concentrer sur les défenseurs des droits de l'homme, par opposition à toute victime de la répression ?
La priorité accordée aux atteintes à l'intégrité physique a deux conséquences défavorables importantes. Tout d'abord, nous pouvons constater que les données façonnent profondément notre compréhension des problèmes auxquels sont confrontés les défenseurs des droits de l'homme. Par exemple, sur la base de telles données, un rapport de CIVICUS affirme que pour réprimer l'espace civique, les États recourent « le plus souvent » à la détention d'activistes, aux attaques contre les journalistes et à l'usage excessif de la force contre les manifestants. L'accent mis par la communauté des droits de l'homme sur la répression violente nous induit donc paradoxalement à croire que c'est là qu’il faut accorder le plus d’attention.
Deuxièmement, cet accent renforce l'absence de protection pour les violations qui ne relèvent pas de la notion conventionnelle de répression étatique comme portant physiquement atteinte et étant indéniablement politiquement motivée. Des recherches sur la répression soulignent en fait que les États autoritaires pratiquent une substitution répressive, où ils remplacent des tactiques coercitives bien observées – généralement des types de répression plus dure et manifeste – par des mesures plus douces et plus secrètes. Le cas de la Tunisie sous Ben Ali illustre bien le fort impact de telles tactiques sur la capacité des défenseurs à effectuer un travail conséquent.
Lors de l’analyse de l'évolution des cas traités par l'ONU, j'ai également constaté que, si certains effets positifs de l'attention de l'ONU pouvaient être identifiés pour la plupart d'entre eux, beaucoup n'ont pas connu d'amélioration réelle au cours de l'année suivante par rapport aux violations initiales ; là où c'était le cas, il s'agissait principalement d'un assouplissement de mesures de répression plus sévères. En fin de compte, il existe donc un risque réel que les gouvernements continuent à utiliser la répression dure pour augmenter leur pouvoir de négociation et fassent ensuite passer une libération de prison pour une concession coûteuse, tout en imposant en réalité des mesures plus douces mais tout aussi efficaces contre de l'activiste en question.
Avec ce problème à l'esprit, que pourrait-on faire différemment ? Les campagnes qui suivent une logique transformatrice ne devraient pas chercher à maximiser la réduction des dommages physiques – la logique humanitaire – mais devraient définir les besoins de protection en termes de sauvegarde de la capacité d'un défenseur à effectuer un travail efficace en matière de droits de l'homme.
Ceux qui s'occupent des cas individuels et des campagnes concernant les défenseurs des droits humains devraient activement revoir leurs priorités concernant les violations qui ont tendance à être traitées. Bien trop souvent, une répression plus douce reste non-signalée, inaperçue et sans aucune réaction, ce qui crée une zone d'ombre dans laquelle les États autoritaires peuvent confortablement étouffer les voix de l'opposition sans risquer de provoquer un tollé. Nous devons aux innombrables militants des droits humains dans le monde de veiller à ce que l'étiquette de « défenseur des droits de l'homme » ne serve pas uniquement à louer leur héroïsme et à exciter les donateurs et les médias, mais qu'elle soit dédiée à la réalisation de sa promesse de changement.