L’animateur s’adresse aux candidats : « Désolé Jeannie, votre réponse est correcte, mais Kevin a crié sa mauvaise réponse plus fort, donc c’est à lui que revient le point ». Dans le décor, en police taille 384, le titre du jeu télévisé est immanquable : « Les Faits n’ont Aucune Importance ! ». Un dessin de Joe Dator a saisi toute l’essence de la post-vérité. (Note : une version antérieure de cet article utilisait une version modifiée de la légende de ce dessin, dans un mème non autorisé par Dator.)
La plupart des activistes des droits humains se comportent comme Jeannie. Ils considèrent l’objectivité comme importante et formulent des réponses « correctes » à l’injustice. Mais à l’âge des réseaux sociaux, ils sont confrontés à quantité de Kevin. La désinformation les force à passer du temps à défendre les faits et à dénouer les mensonges.
Au centre du casse-tête « droits humains et post-vérité » se trouvent des questions qui sous-tendent la philosophie postmoderne, telles que le débat autour de l’existence de vérités objectives et de connaissances universelles. S’y trouve aussi une question plus inconfortable : en tant qu’activistes, nous arrive-t-il de nous comporter comme Kevin – c’est-à-dire hurler et s’écarter des faits et de la raison ?
Un modèle traditionnel et ses évolutions
Le modèle traditionnel de recherche (documenter les violations par l’enquête, l’observation directe, l’entretien et l’analyse des lois/institutions/politiques/pratiques) et de plaidoyer en matière de droits humains (déployer des preuves pour exposer les auteurs de violations, pousser les détenteurs d’obligations à mettre en œuvre des réformes et garantir des réparations) s’appuie sur un certain nombre de méthodes, de règles et de normes. Chercheurs et militants utilisent en outre des mécanismes correctifs : éviter le réductionnisme causal, s’appuyer sur des échantillons larges ou tenir compte des biais possibles.
Suivant un script classique, ils raisonnaient ainsi : « Si nous apportons aux décideurs des preuves indéniables de violations, alors nous influencerons la prise de décision et ferons progresser les droits humains ». En termes foucaldiens, le régime de vérité des droits humains était clair. Utilisant l’objectivité et les preuves empiriques pour se légitimer, les droits humains visaient à formuler des affirmations irréfutables.
Les activistes des droits humains sont enfermés dans une bulle, et rien de ce que nous disons peut les aider à en sortir ?
Au fil du temps, les innovations ont inclus la médecine légale, l’imagerie spatiale et l’analyse statistique. Elles ont également inclus une attention croissante à l’expérience vécue, ou « épistémologie du point de vue » (« standpoint epistemology »). Ces innovations ont eu un impact positif. Les trois premières ont renforcé la scientificité des affirmations formulées par les droits humains. La dernière a facilité un centrage sur les victimes : l’épistémologie du point de vue permet à divers détenteurs de droits de faire connaître leur perspective et de remettre en question les « vérités autorisées » qui étaient imposées aux groupes marginalisés.
Désinformation, réseaux sociaux et droits humains
Mais alors que, au tournant du millénaire, de nouveaux outils pour la recherche en droits humains apparaissaient, les attaques contre la vérité se multipliaient. La désinformation a des effets immensément négatifs sur les droits humains. Elle propage mensonges et théories du complot et alimente les campagnes de calomnie. En sapant la confiance dans la documentation factuelle, elle empiète sur la liberté d’opinion : pour reprendre les mots de la Rapporteuse spéciale de l’ONU, Irene Khan, « [d]es informations véridiques peuvent être qualifiées d’‘infox’ pour les délégitimer ».
Comme le « business model » des réseaux sociaux est basé sur des algorithmes qui promeuvent des contenus sensationnels et encouragent des comportements addictifs, combattre la désinformation n’est pas aisé. Quiconque s’y essaie se heurte à la Loi de Brandolini : le « fact-checking » est inefficace – les adeptes de fausses informations tendent à rejeter les faits, à s’appuyer sur des biais de confirmation ou à crier au complot, ce qui rend futiles les efforts pour combattre la mésinformation. La réflexion critique devient alors impossible. Les gens sont enfermés dans des bulles, et rien de ce que les activistes des droits humains disent peut les aider à en sortir.
Mais à l’inverse, se peut-il que certains disent : Les activistes des droits humains sont enfermés dans une bulle, et rien de ce que nous disons peut les aider à en sortir ? La question est rendue pertinente par les évolutions de l’activisme (une focalisation sur l’expérience vécue), des communications (la montée des réseaux sociaux) et de la politique (une polarisation croissante), qui toutes affectent le régime de vérité traditionnel des droits humains. En clair : les risques ne se trouvent pas seulement chez les autres. Je vois à cet égard trois pièges principaux.
Les trois pièges de la post-vérité
Je ne voudrais toutefois pas être compris de travers. La majorité du mouvement des droits humains est dans la position de Jeannie : elle résiste à la post-vérité.
Mais en pratique, le premier piège auquel nous nous heurtons est l’autre face de la pièce « épistémologie du point de vue ». À mesure que les universitaires étudiaient la post-vérité, ils ont réalisé qu’elle signifie davantage que « les faits n’ont aucune importance ». Une nouvelle norme, centrée sur la sacralisation du sentiment intérieur et des vérités personnelles, se fonde sur un relativisme épistémique. Celui-ci donne la priorité à l’expérience vécue sur les preuves empiriques, à la subjectivité sur les données objectives, et à l’identité sur l’expertise. En un mot : le nouveau régime de vérité est fondé moins sur les faits que sur les sentiments, les croyances et les expériences personnelles (principalement raciales et de genre).
Dès lors, établir la réalité des faits avant de tirer des conclusions n’est plus requis. Chercher à interroger toutes les parties n’est plus obligatoire. Les opinions valent autant que les connaissances et les sentiments autant que les faits. Des arguments émotionnels et identitaires sont utilisés pour clore le débat, ce qui mène au renforcement de la pensée de groupe.
Le deuxième piège est un constructivisme social poussé trop loin. À trois occasions distinctes, j’ai entendu des collègues affirmer que les droits humains n’étaient « qu’un cadre parmi d’autre ». Ils voulaient dire par là qu’on ne devrait pas tomber dans le fétichisme des droits humains : leur cadre actuel s’est développé dans des conditions spécifiques, au sein de systèmes et d’institutions dominés par la rationalité occidentale. En clair : les droits humains sont un construit sociohistorique.
En effet, nous ne devrions jamais vénérer des concepts. Néanmoins, si nous abandonnons notre ambition d’établir des vérités objectives et de défendre des valeurs universelles, nous nous retrouverons face à la conséquence ultime du postmodernisme : toute prétention à la vérité peut être déconstruite ; rien n’existe que les relations de pouvoir.
Cette impasse a mené des penseurs postmodernes, dont nombre se voient comme des ennemis de la désinformation et du sectarisme, à raffiner leur pensée. Pour Latour, par exemple, le postmodernisme peut être un allié de la science. Quelle leçon les militants des droits humains peuvent-ils en tirer ? S’il est légitime de questionner les conditions de production des normes des droits humains, il faut prendre garde à ne pas affaiblir leurs fondations philosophiques et leur valeur opérationnelle… ou nous servirons d’allié aux ennemis de la vérité et des droits humains.
Enfin, le troisième piège est une obsession de la justice. Une quête de pureté morale peut mener les activistes à effacer tout doute et toute nuance, à adopter une pensée binaire (bien/mal) et à éliminer les processus en faveur des objectifs de long terme. C’est une autre façon de dire que les fins (justice, liberté) justifient les moyens, et c’est le problème majeur des nouvelles formes d’activisme.
Les conséquences vont de problèmes méthodologiques (se contenter d’échantillons limités dont on prétend qu’ils sont représentatifs d’un phénomène général, faire des affirmations radicales, rejeter les explications alternatives et les variables confusionnelles) à un problème plus général, relatif à la façon dont on approche la vérité. Si on part de ses conclusions, si on sélectionne les faits de façon à toujours voir son récit confirmé, ou si on nie le besoin d’enquêtes approfondies, on fera sienne une attitude proche de la post-vérité. On consacrera des biais cognitifs tels que la perception sélective et on portera atteinte à des règles et principes clefs.
Le procès Rittenhouse est à cet égard un exemple frappant : de nombreux activistes ont rejeté les preuves empiriques qui ne cadraient pas avec le récit du racisme systémique… et ont finalement eu tort. Leur attitude les a dangereusement rapprochés de la droite trumpiste, de ses « faits alternatifs » et de sa monomanie.
Marcher sur la corde raide de la vérité
Les militants des droits humains devraient toujours examiner les faits et éviter de s’enfermer dans l’unanimité qui accompagne les bulles cognitives ou dans la certitude qui accompagne les dogmes.
Tels des funambules, nous devrions marcher sur la corde raide de la vérité. Nous devrions conserver les avantages de l’épistémologie du point de vue, mais prendre garde à ses écueils. Nous devrions déconstruire les concepts, mais faire attention à ne pas armer nos ennemis. Nous devrions chercher à faire advenir la justice, mais pas aux dépens des moyens.
Enfin, nous devrions nous demander si nous préférons gagner comme Kevin ou perdre comme Jeannie. Si des victoires pourraient venir à court terme, à long terme, accepter les règles d’un jeu autodestructeur aboutira à ce que tout le monde perde. Au moins les funambules trouvent-ils du réconfort à suivre leur propre voie.