Le débat sur l’utilité ou la nocivité de la poursuite de la justice pénale internationale par rapport aux processus de paix est devenu une constante dans le monde des relations internationales et du droit international. La poursuite de la justice devrait-elle avoir lieu dans une situation de conflit en cours de déroulement ? Devrait-elle être retardée ou complètement mise de côté ?
Les questions sur l’impact de la Cour pénale internationale (CPI) gravitent autour du dilemme de l’utilité (ou pas) de demander à rendre des comptes dans des situations de conflits en cours ou récemment terminés. Bien qu’il ne concerne pas uniquement la CPI, la nature de ce dilemme a été rendue à la fois plus aigue et permanente par l’établissement de la Cour. Alors que certains des tribunaux qui l’ont précédée finissaient par inculper des participants actifs dans les guerres, la CPI a été spécifiquement conçue, et cette attente est de plus en plus forte, pour intervenir dans des situations de conflits actifs. La violence politique fait souvent encore rage quand la Cour est sommée d’intervenir. Comme le démontrent les crises récentes en Syrie et en Palestine, les attentes envers la CPI sont souvent qu’elle soit la première à intervenir face à l’émergence de la violence politique.
Davit Hakobyan/Flickr (Some rights reserved)
Syrian President Assad - immune, so far, from investigation by the ICC.
De nombreux opposants et partisans de la CPI se sont retranchés derrière deux positions totalement opposées : il n’y a pas de paix sans justice ou il n’y a pas de justice sans paix. Les défenseurs de la CPI avancent que les interventions de la Cour peuvent dissuader les crimes, marginaliser les auteurs potentiels et amener les parties en guerres à négocier la paix. Les critiques contrent en disant que la CPI supprime toute incitation quant à ses objectifs de négocier la paix, pousse à des niveaux de violence plus élevés et écarte des manières alternatives, et potentiellement plus efficaces, de résoudre les conflits.
Dans certaines situations, les deux types d’argument peuvent être aperçus simultanément. Dans le cas de l’intervention de la CPI dans le nord de l’Ouganda, certains chercheurs affirment que les mandats d’arrêt de la Cour à l’encontre de Joseph Kony et de quatre de ses principaux dirigeants de l’Armée de Résistance du Seigneur (LRA ou Lord’s Resistance Army) les ont poussé à assister aux négociations de paix de Juba. D’autres avancent que le mandat d’arrêt de la CPI à l’encontre de Kony constituait une barrière insurmontable pour atteindre un accord de paix global entre la LRA et le gouvernement de l’Ouganda.
Il est également fréquent d'entendre les observateurs et les intellectuels insister sur la nécessité d’aller au delà du débat entre la « paix et la justice ». Mais ceci est malavisé. Il n’y a aucune raison de douter que les tensions et les dilemmes liés à la poursuite de la justice pénale internationale en situation de conflits en cours sont bien réels. De même, il n’y a aucune raison de douter que le projet de justice pénale internationale complique la résolution de conflit. C’est certainement le cas. Le problème est que nous ne connaissons toujours pas le pourquoi ou le comment. Et nous sommes très loin de savoir si, dans leur globalité, les interventions de la CPI ont, ou non, une influence positive sur les conflits, la paix et la justice.
Nous sommes très loin de savoir si, dans leur globalité, les interventions de la CPI ont, ou non, une influence positive sur les conflits, la paix et la justice.
Vu la quantité d’encre qui a coulé sur l’impact de la CPI, il peut paraître surprenant que nous en sachions très peu sur les effets de la Cour sur les processus de paix et la résolution des conflits. En effet, comme l’a observé Louise Arbour, ancienne procureure générale du tribunal international pour l’ancienne Yougoslavie et ex directrice de International Crisis Group : « Nous répétons tous le mantra comme quoi il ne peut y avoir aucune paix durable sans justice ; et c’est vrai. Mais je ne pense pas que nous ayons encore résolu les tensions inévitables entre les deux d’une manière qui soit viable. »
Ceci est au moins en partie dû au fait que nous n’avons pas posé les bonnes questions. Pour mieux cerner les effets et l’absence d’effets de la CPI, trois questions doivent être explorées de manière plus approfondie. Premièrement, comment une situation est-elle renvoyée devant la CPI ? Il importe certainement que la CPI intervienne dans un conflit à la demande du Conseil de sécurité de l’ONU ou que ce soit suite à la saisie d’un État membre. Différents types de mécanismes de renvoi viennent chacun avec une dimension politique propre que la CPI doit gérer. La Cour a un besoin vital d’arriver à établir des formes de coopération afin de collecter des éléments de preuve et de faire appliquer les éventuels mandats d’arrêt. Cette coopération dépend de la partie à l’origine du renvoi, et signifie probablement que celle-ci ne sera pas la cible de poursuites. Ce qui entrainera une asymétrie pour ce qui est de demander des comptes et d’attribuer la responsabilité des violences politiques et des atrocités. Dans ce contexte, ce ne devrait pas être une surprise que les renvois par le Conseil de sécurité aient amené la CPI à cibler en premier lieu les officiels du gouvernement alors que les renvois effectués par les États membres de la CPI eux-mêmes ont eu pour résultat que la Cour cible des adversaires du gouvernement et des groupes rebelles.
Ce qui nous amène à une seconde question : qui est ciblé par les poursuites et qui ne l’est pas ? Les recherches sur la CPI se sont focalisées principalement sur les cibles de la sanction judiciaire. Il a été supposé que tous les types de cibles se comportent de manière similaire. Les différences potentielles entre cibler un chef d’État comme Mouammar Kadhafi ou un rebelle endurci comme Joseph Kony sont rarement prises en compte. Au contraire, on dit que tous les deux ont soit les mêmes incitations à négocier à cause de la CPI, soit la même prédilection à s’obstiner et à lutter à mort à cause de la CPI.
Une attention plus grande doit être portée sur la manière dont les interventions de la Cour affectent les parties qui ne sont pas ciblées. En Libye, l’intervention de la CPI contre le régime libyen renforça la détermination de l’opposition à rejeter les négociations avec le « criminel » Kadhafi et encouragea les forces rebelles à poursuivre une solution militaire à la guerre. En Ouganda, l’intervention de la CPI a légitimé le gouvernement de Yoweri Museveni qui put ainsi sauver sa réputation après une gestion désastreuse, et peut-être criminelle, de la guerre dans le nord de l’Ouganda.
Enfin, il est vital pour les intellectuels de la CPI de considérer la question de savoir quelles sont les autres dynamiques contextuelles en matière de conflits et de rétablissement de la paix qui peuvent expliquer les développements qui seraient sinon attribués à la CPI. Pour utiliser l’exemple de l’engagement de la LRA dans les pourparlers de paix de Juba en 2006, les recherches suggèrent que l’accord de paix global entre le Soudan et le Sud-Soudan en 2005 (qui étaient tous les deux des sous-produits de la guerre entre la LRA et l’Ouganda) a eu autant, si ce n’est plus, d’impact pour faire pression sur la LRA et l’inciter à s’asseoir à la table des négociations.
Il serait ici également utile pour les chercheurs d’examiner les cas de non-intervention de la CPI. Toutes proportions gardées, la Syrie est un cas dans lequel tout le monde s’accorderait à faire que la Cour ait pour mandat d’intervenir, mais où une enquête de la CPI ne peut simplement pas avoir lieu car la Syrie n’est pas un État membre de la CPI et le Conseil de sécurité n’a pas renvoyé la Syrie devant la Cour. Cependant, un grand nombre des effets présumés des interventions de la CPI, (négociations de paix avortés, violences prolongées et perpétuation des atrocités), peuvent être vus en Syrie. Tirer les enseignements de cas de non-intervention peut aider les intellectuels à mieux affiner le cadre analytique pour étudier l’impact de la CPI et les interactions entre les interventions de la Cour et les causes et moteurs essentiels de la violence politique.
Les affirmations originelles des deux côtés du débat paix-justice sont figées, obstinées et constamment recyclées. Mais la solution à cette impasse n’est pas de laisser entièrement ce débat de côté. Nous avons besoin de rapports plus nuancés au niveau analytique et plus riches au niveau empirique sur la manière dont la CPI affecte les conflits dans lesquels elle intervient, ainsi que la manière dont elle ne les affecte pas. Il s’agit d’abord de se poser les bonnes questions et d’accepter le vieil adage comme quoi plus nous en savons, plus nous savons ce que nous ne savons pas.