Les autorités de réglementation ont clairement eu du mal à suivre le rythme des évolutions se produisant dans le domaine des campagnes politiques sur internet. Le développement de la technologie a rendu un certain nombre de problématiques toujours plus évidentes et visibles : la désinformation et le contenu suscitant la division ; l’exploitation d’algorithmes et l’utilisation de bots, de cyborgs et de faux comptes ; le micro-ciblage à l’aide de données personnelles détaillées et le profilage psychologique ainsi que la polarisation des débats en jouant la carte émotionnelle, comme la colère et l’aversion, sur fond de politique identitaire.
Nous ne savons pas encore où devraient se situer les limites dans ce domaine mais il est clair que nous avons besoin de les définir. Sinon, l’absence de règles encadrant les campagnes politiques en ligne menace d’avoir des conséquences néfastes irréparables sur nos démocraties.
Nous devrions faire appel au droit international des droits humains pour définir ces limites. Le droit relatif aux droits de l’homme comprend des dispositions conçues pour protéger les individus de tout abus de pouvoir par les autorités. De plus, il fournit un cadre normatif pouvant nous permettre de définir des limites précises portant sur la légitimité des campagnes numériques, en se fondant sur 70 ans de réflexion approfondie sur la meilleure manière d’apprécier des considérations contradictoires. Bien que n’ayant pas force de loi sur les entreprises, ces dernières sont censées les respecter.
Ce sont les parlementaires, et non pas les entreprises, qui devraient déterminer la réglementation et les politiques dans l’intérêt public.
La liberté d’expression est essentielle et elle n’est manifestement pas respectée dans les pays où les citoyens ne sont pas libres d’exprimer leur opinion politique en ligne. Il est absolument inacceptable que les gouvernements, ou d’autres acteurs, bloquent l’accès à internet ou censurent l’opinion. Cependant, la liberté d’expression ne légitime pas les discours de haine débridés, la désinformation avec intention de nuire, ou le micro-ciblage visant à induire en erreur et à désinformer. Nous devons prendre en compte l’intégralité des droits affectés, y compris :
- Le droit de participer aux affaires publiques et de voter. Ce droit englobe le droit de participer au débat public. Si les politiciens se sentent obligés de se retirer des affaires publiques en raison de graves menaces et abus en ligne, ce droit n’est pas respecté. Les États et les plateformes numériques devraient garantir un environnement dans lequel tout le monde peut se sentir libre de participer et de voter sans crainte.
- Le droit à la vie privée. Ce droit englobe le droit de choisir de ne pas divulguer ses données personnelles, et le droit de se retirer de toute commercialisation et profilage sur la base de ces données personnelles. Nous n’avons actuellement pas de réelle alternative que de permettre aux partis politiques de collecter de nombreuses informations sur chacun d’entre nous et de les utiliser pour nous « micro-cibler » avec des messages conçus pour plaire à chacun. Pour faire du droit à la vie privée un droit concret plutôt que théorique, nous avons besoin de changements importants dans la manière dont les données sont collectées, partagées et utilisées, et nous avons besoin de pouvoir vérifier aisément quelles sont les données que l’on détient sur nous. Le consentement théorique ne suffit pas.
- La liberté de penser et d’opinion. Ces droits sont essentiels pour définir les limites appropriées entre influence légitime et manipulation illégitime. A ce jour, ces droits n’ont fait l’objet que d’une attention limitée mais nous n’avons jamais vu auparavant de tentatives visant à manipuler nos opinions politiques à l’échelle de ce qui est aujourd’hui possible en ligne. Nous devons revoir le modus operandi des plateformes numériques afin de garantir que les méthodes utilisées dans le discours politique en ligne respectent le libre arbitre et pour prévenir l’utilisation de techniques manipulatoires sophistiquées.
- Le droit à la liberté d’expression. Les règles sur les limites acceptables du contenu en ligne devraient être définies par les gouvernements, en cohérence avec ce droit. Il faut que les plateformes numériques soient beaucoup plus transparentes dans leurs politiques réglementant le contenu ainsi que dans leur prise de décision. Ces plateformes doivent également développer un cadre afin que les procédures internes de contrôle du contenu et de résolution des litiges soient efficaces, équitables et cohérentes, en accord avec le droit international des droits humains.
Ce sont les parlementaires, et non pas les entreprises, qui devraient déterminer la réglementation et les politiques dans l’intérêt public. Jusqu’à présent, ce sont les plateformes numériques elles-mêmes qui ont apporté des réponses, par exemple en décidant de filtrer le contenu, d’amener de la transparence dans les annonces en communiquant l’identité du donateur, ou de bannir toute annonce politique. Mais les plateformes numériques ne sont pas bien placées pour juger de l’intérêt public et sont nécessairement guidées par leurs propres considérations commerciales. Les autorités publiques commencent aujourd’hui à prendre en compte ces questions. Pour leur permettre d’agir, les plateformes numériques et les activistes politiques doivent faire preuve d’une transparence bien plus forte sur ce qui se passe actuellement.
Au niveau international, le Groupe de haut niveau sur la coopération numérique du Secrétaire général de l’ONU a demandé une évaluation d’urgence de la manière dont les droits humains devraient guider la technologie et la coopération numérique. Le Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU travaille actuellement sur cette question. Ce Comité mérite tout notre soutien dans cette tâche. Ces questions étant interjuridictionnelles, les gouvernements devraient mener un travail en commun ainsi que séparément. De façon générale, concernant le discours politique en ligne, nous devons faire en sorte que les droits humains s’inscrivent dans la réalité plutôt que dans le théorique.