Le 25 novembre 2020, quatre militants kenyans œuvrant dans le domaine de la justice sociale furent arrêtés sur le chemin de retour, après avoir fait libérer un camarade qui avait été détenu car accusé d’avoir volé un téléphone. Ce militant, Max, participait à une réunion sur les droits humains qui se tenait dans le bidonville de Mathare, à Nairobi, lorsqu’il reçut un appel lui demandant de quitter la réunion pour venir à la rencontre d’une personne qui se trouvait à l’extérieur du bâtiment. Lorsqu’il sortit, il fut accusé d’être en possession d’un téléphone volé et emmené dans un bureau de la Direction des enquêtes criminelles, en centre-ville, au lieu d’être conduit à un des cinq postes de police se trouvant dans un rayon de trois kilomètres de ce quartier. Le nombre même, ainsi que la proximité, de ces postes de police témoignent de la militarisation des quartiers défavorisés.
Tout un ensemble de tactiques furent alors adoptées par ses camarades qui militent en faveur de la justice sociale afin de le libérer : un réseau d’intervention rapide, organisé par la base militante, identifia où il se trouvait et les militants l’accompagnèrent au poste de police, passèrent des appels et envoyèrent des alertes sur WhatsApp, s’employèrent à lui trouver un avocat, et, en parallèle, manifestèrent physiquement leur présence et leur détermination devant le bureau des enquêtes criminelles où il était détenu.
Max fut relâché après environ deux heures de détention illégale. Cette fois-ci, il eut de la chance, les pressions exercées semblant avoir porté leurs fruits. D’autres, qui ne bénéficient pas du même niveau de soutien, d’investissement en temps et d’implication des membres de leur communauté, connaissent un sort bien pire.
La protection des victimes de torture et de leur communauté soulève un certain nombre de défis particulièrement complexes.
Toutefois, en rentrant chez eux, Max et trois autres militants furent arrêtés après être intervenus en voyant des officiers du poste de police de Kamukunji extorquer des piétons au prétendu motif qu’ils ne portaient pas de masque ou qu’ils les portaient de manière « incorrecte ». Malgré les protestations de leurs camarades, Max et trois de ceux qui s’étaient mobilisés pour le faire libérer furent détenus et accusés de tenter de commettre un crime, de résister à leur arrestation, et de troubles sur la voie publique. Ils passèrent deux nuits dans une cellule de prison, avant que des militants d’ONG et de simples citoyens ralliés à leur cause parvinrent, grâce à leurs efforts, à les faire libérer.
Ce n’est qu’un incident parmi de nombreux autres qui se produisent tous les jours au Kenya, et qui illustrent les défis en lien avec le travail de protection mené par les militants.
Le travail de protection est au cœur des droits humains mais ce qu’il recouvre et ses répercussions sont souvent considérés comme allant de soi. La protection est souvent intégrée au sein de la protection de droits humains spécifiques (comme le droit de ne pas subir de tortures ou la liberté d’expression) ou elle est considérée comme renvoyant au concept, important mais relativement vague, de dignité humaine. Le travail réalisé dans le domaine académique et dans celui des droits humains a largement porté sur la protection des défenseurs des droits humains. Ce qui peut faire perdre de vue la complexité des violences interconnectées (comme la torture, les disparitions forcées, et les exécutions extra-judiciaires) ainsi que le harcèlement et la corruption, et tout aussi important, les diverses manières, pour un grand nombre de ceux qui sont soumis à ces violences, de chercher à se mettre en sécurité.
La protection des victimes de torture et de leur communauté soulève un certain nombre de défis particulièrement complexes. Cette problématique se pose d’autant plus pour les personnes qui vivent dans des zones défavorisées qui sont également soumises à de fréquentes violences policières, notamment sous la forme de tortures. Les mécanismes formels de protection des victimes de torture sont souvent inappropriés ou inaccessibles si ce n’est à une petite minorité et prennent souvent la forme de poursuites pénales ou de réparations au civil qui sont peu spécifiques et exceptionnelles. Bien trop souvent, les institutions publiques censées protéger sont également directement à l’origine des violations. De plus, les organisations de défense des droits humains sont soit trop loin du terrain ou trop occupées pour apporter une quelconque aide lorsque c’est nécessaire. Par conséquent, c’est souvent aux personnes qui sont sur le terrain qu’il incombe d’essayer de trouver comment apporter un certain degré de protection, pour elles ainsi que pour leur entourage, contre les violations des droits humains.
Pour essayer d’appréhender ces complexités, nous avons mené une recherche, à Nairobi, sur la protection, plus principalement sur ces questions essentielles : de quels mécanismes de protection formels disposent les victimes de torture et de mauvais traitements ? En matière d’accès à ces mécanismes de protection, quelle est l’expérience concrète des organisations de défense des droits humains et des victimes de torture et de mauvais traitements qui vivent dans des quartiers défavorisés ? Enfin, de quelles manières les populations défavorisées tentent d’arriver à un certain degré de protection pour elles-mêmes et quelles sont les lacunes rencontrées en matière de protection ?
Comme le montre le cas de Max, les populations des zones urbaines défavorisées s’appuient massivement sur des tactiques et leurs relations, au niveau local, pour garantir la protection des personnes et des membres de la communauté, même si elles finissent souvent par s’adresser aux autorités compétentes ainsi qu’aux organisations et aux personnes ralliées à leur cause. Deuxièmement, de toute évidence, les interlocuteurs ont souligné les nombreuses lacunes qui existent en matière de protection, et ce malgré tous leurs efforts, ainsi que le fait qu’une méthode ne fonctionne pas tout le temps ou pour tout le monde. Certaines de ces lacunes relèvent du domaine des services, comme l’insuffisance de logements sûrs ou de refuges pour les victimes de violences sexistes, ou le besoin de protection des témoins. Mais une autre lacune concerne l’incapacité à prédire ou à garantir que les acteurs étatiques agiront de manière constitutionnelle et cohérente.
Cette expérience montre également l’importance de ce que les interlocuteurs ont appelé la « chance » face à un État souvent arbitraire. Ce qui peut se traduire par le fait d’éviter de justesse la police en choisissant d’emprunter un autre itinéraire piéton, ou de tomber, par chance, sur un officier de police plus « amical ». L’expérience, vécue par Max et par d’autres, montre également comment les personnes et les organisations s’appuient sur les « grandes gueules » qui, au sein de leur communauté, « connaissent leurs droits » et peuvent agir, même si leur sécurité n’est pas toujours garantie, comme médiateur avec les officiers de police et d’autres fonctionnaires. Ces acteurs sont rarement des avocats, des spécialistes des droits humains, ou même des personnes disposant d’un quelconque statut formel. Ce sont plutôt des personnes qui sont sur le terrain et qui peuvent intervenir dès le tout début, avant que la situation ne soit hors de contrôle et savent comment faire juste ce qu’il faut comme bruit, pas trop afin d’éviter de causer plus de torts, mais suffisamment pour avoir un impact.
Les interlocuteurs ont également parlé de l’importance du (ku)penya (gérer une situation) et du kujitoa (se sortir d’une situation) afin d’éviter les violations. Le kupenya et le kujitoa indiquent tous deux la capacité à manœuvrer et éviter les violations via des moyens adaptés au contexte local : s’assurer de ne pas se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, d’avoir la capacité de se tirer d’affaire grâce à ses qualités d’orateur, ou de savoir qui contacter au moment opportun.
Pour conclure, que ce soit la mobilisation collective pour se rendre à un poste de police (facilitée par des réunions hebdomadaires visant à renforcer un réseau local d’intervention rapide), le recours à des personnes n’ayant pas peur de parler haut et fort, l’amélioration de ses capacités en matière de kupenya et de kujitoa, les stratégies de protection des victimes, des survivants, et des militants s’inscrivent dans les relations au quotidien. Même si ces interventions sur le terrain ne donnent pas toujours les résultats escomptés, en particulier lors d’une pandémie et d’un confinement qui a exacerbé les violations tout en limitant les possibilité de réparations, elles constituent souvent la première et la dernière ligne de défense ainsi que la forme la plus efficace de protection à la disposition du plus grand nombre.
En continuant à œuvrer en faveur de la protection de ceux qui sont en proie aux violations des droits humains, il est absolument vital de trouver des manières de renforcer et de soutenir ces réseaux (que ce soit le recours aux « grandes gueules » ou leurs diverses tactiques). La difficulté de cette tâche est que cela ne commence pas forcément par la protection des droits humains mais plutôt par les stratégies, les tactiques et les relations de ceux qui sont en première ligne face aux violations des droits humains.