Et si le cadre juridique international des droits humains avait été façonné par des femmes méconnues des pays du Sud qui plaidaient en faveur de l’universalité des droits humains contre les intérêts coloniaux et patriarcaux ?
Dans le livre récemment publié, Women and the UN, des universitaires de différentes disciplines réexaminent certains des documents clefs de l’ONU qui ont façonné les droits humains en un discours universel d’égalité des genres et de non-discrimination. Cette nouvelle histoire des droits humains internationaux montre comment les droits humains et l’égalité des genres furent intégrés dans les documents fondamentaux de l’ONU grâce aux déléguées des pays du Sud. L’inclusion de l’égalité des genres et de la non-discrimination fondée sur le sexe dans la Charte de l’ONU et la DUDH fut en grande partie due aux déléguées d’Amérique Latine et d’Inde. La suggestion, par les puissances coloniales, d’insérer une clause, dans les pactes et dans les conventions clefs de l’ONU, excluant l’applicabilité des droits humains dans les territoires non autonomes, fut rejetée grâce aux femmes déléguées des pays du Sud.
Les auteurs de l’ouvrage Women and the UN aident à comprendre que le récit historique sur le développement des droits humains internationaux, à partir de la création de l’ONU, minore le rôle joué par les femmes des pays du Sud dans l’établissement des normes internationales. Elles ont rempli ce rôle à maintes reprises, en conflit avec celles qui, parmi les féministes occidentales, limitèrent les droits des femmes à certaines problématiques et à certains contextes, ainsi qu’avec les hommes délégués de leur propre pays (qui jouissaient des privilèges d’un système inégalitaire) ou encore avec les représentants des puissances coloniales de l’époque (qui optèrent pour une clause d'application territoriale relative aux territoires colonisés dans les conventions relatives aux droits humains).
Lors de l’adoption de la Charte de l’ONU en 1945, les féministes latino-américaines, sous le leadership de la brésilienne Bertha Lutz, firent pression et réussirent à incorporer l’Article 8 garantissant l’accès des femmes aux postes dans les organes onusiens ainsi que l’intégration de de la non-discrimination fondée sur le sexe dans plusieurs articles de la Charte et la mention de l’égalité entre les femmes et les hommes dans son préambule.
Trois ans plus tard, lors de l’adoption de la DUDH en 1948, Hansa Mehta, née en Inde, qui était la seule femme déléguée aux côtés d’Eleanor Roosevelt dans la Commission des droits de l’homme, modifia certaines formulations dans la DUDH : le terme « droits de l’homme » devint « droits humains » tandis que « tous les hommes » fut remplacé par « chacun » ainsi que par « tous les êtres humains ». Hansa Mehta était soutenue par la Commission de la condition de la femme qui fut créée grâce à la pression sans relâche exercée par la déléguée Minerva Bernardino de la République dominicaine. Lorsque la DUDH arriva devant le troisième Comité de l’Assemblée générale de l’ONU en 1947, la pakistanaise Shaista Ikramullah s’opposa à la volonté américaine de supprimer les droits en lien avec le mariage dans l’Article 16 et plaida en faveur de la mention explicite des droits des femmes dans le mariage et lors de sa dissolution.
Dans les années 1950, les déléguées Lakshmi Menon et Begum Shareefah, ressortissantes de l’Inde nouvellement indépendante, critiquèrent la DUDH en lui reprochant son abstraction. Les articles « nobles » de la Déclaration furent ultérieurement traduits en « droits concrets » pour les femmes via le premier traité contraignant de l’ONU sur les droits humains traitant des droits dans la sphère privée, à savoir la Convention sur le consentement au mariage, l’âge minimum du mariage et l’enregistrement des mariages. Une autre convention, datant également des années 1950, la Convention sur les droits politiques de la femme (CPW), abordait l’universalité de l’égalité des genres.
Crédit photo : ONU. Lakshmi Menon, de l’Inde, s’adresse au Conseil de sécurité.
Les déléguées du Pakistan, de l’Irak, de l’Indonésie, de l’Égypte, de la Guinée, du Togo, du Nigeria, et du Pérou, débâtèrent notamment du bien-fondé de l’exclusion de ces conventions des femmes vivant sous le joug colonial. Marie Sivomey (Togo), Jaiyeola Aduke Moore (Nigeria), et Jeanne Martin Cissé (Guinée) remarquèrent qu’il était injuste de la part des représentants occidentaux à l’ONU d’utiliser les coutumes pour priver les femmes de différentes parties du monde de leur droit de vote et de leurs droits économiques. Pour Aziza Hussein (Égypte), Artati Marzuki (Indonésie), et Carmela Aguilar (Pérou), les délégués occidentaux faisaient référence aux coutumes de manière préjudiciable afin de freiner l’universalisation des droits humains, sans reconnaître les interprétations plus progressistes des religions qui accordaient aux femmes des droits et la liberté. Lors des débats sur l’applicabilité universelle de la convention sur le mariage, Jeanne Martin Cissé (Guinée) critiqua le fait que les délégués masculins des pays du Sud jouissaient de privilèges liés à des systèmes juridiques injustes tout en refusant de soutenir, dans leur discours devant l’ONU, les femmes pour changer des lois et des coutumes discriminantes.
Le Plan d’action mondial de 1975 fut l’un des effets concrets de la première conférence internationale des Nations unies sur les femmes. Il se réfère à la diversité des conditions sociales des femmes et à la manière dont les enjeux féministes doivent apporter des réponses à un ordre économique mondiale injuste. Le Plan d’action, avec ses déclarations additionnelles, fut le résultat d’un débat constructif mais critique entre les représentantes occidentales et celles des pays du Sud en 1975, un débat au cours duquel des femmes comme Domitila Barrios de Chungara (Bolivie) avaient mis le rôle des femmes dans le développement à l’ordre du jour.
La CEDEF, adoptée en 1979, qui a jeté les bases du droit international relatif aux droits humains des femmes, fut initialement préparée par Letitia Ramos Shahani des Philippines. Son préambule s’inspirait de la déclaration précédente qui avait été rédigée par Annie Jiagge du Ghana, alors rapporteur de la Commission de la condition de la femme.
La première résolution du Conseil de sécurité de l’ONU sur les femmes, la paix et la sécurité (UNSCR 1325) fut inscrite à l’ordre du jour des débats sous la présidence namibienne du Conseil en 2000. La résolution fut préparée par plusieurs représentantes de la Namibie, notamment Monica Ndiliawike Nashandi qui avait pris part à la lutte pour la liberté de son pays. Ce furent les déléguées de la Namibie à New York, Selga Ndeyapo Ashipala-Musayyi (représentante permanente adjointe) et Aina Iiyambo (première secrétaire) qui guidèrent les négociations sur le projet de résolution.
Notre ouvrage collectif répond à la nécessité immuable de montrer toute la complexité des relations internationales avec une défense de l’universalité des droits humains tenant compte de points de vue divers. L’emploi du terme « droits humains » dans les programmes d’ajustement structurel ainsi que dans les accords commerciaux de la Banque mondiale, du FMI et de l’OMC, semble se limiter à défendre un ordre mondial néolibéral et la poursuite des schémas coloniaux d’injustice économique dans le monde. Les critiques des universitaires spécialisés dans les droits humains tendent à renforcer les droits humains en tant que création occidentale et libérale et, peut-être involontairement, à soutenir une fracture de l’orientalisme divisé entre le monde civilisé et le reste de la planète, ce qui est inexact et dangereux.
Notre recherche vise à changer le paradigme qui conçoit l’égalité de genre comme un don de l’occident en faveur des pays du Sud pour laisser place à une nouvelle vision dans laquelle le Sud joue un rôle moteur dès le départ. Le panthéon du féminisme mondial doit maintenant faire briller ses étoiles, nombreuses et indispensables, venues du Sud.