La fête du travail, que l’on appelle également la journée mondiale du travail, s’inscrit dans le militantisme des mouvements de défense des droits du travail et résulte des actions menées par les défenseurs des droits du travail. Ce militantisme rend les sociétés plus justes en s’attaquant au déséquilibre des pouvoirs entre les entreprises et les travailleurs et en améliorant les conditions de travail. Il est également au cœur du combat plus large en faveur des droits humains et de la justice sociale. La coalition pour rétablir la démocratie au Honduras après un coup d’État, la mobilisation des travailleurs en Tunisie, en Égypte et au Bahreïn, au cours du printemps arabe, ou encore, le mouvement en faveur de la démocratie au Zimbabwe, dirigé par la fédération syndicale du pays, sont des exemples récents de mouvements des droits humains dirigés et soutenus par des organisations de défense des droits du travail.
Cependant, aujourd’hui dans le monde, nous observons une réduction croissante de l'espace civique au sein duquel les travailleurs peuvent s’organiser ainsi que la montée de la violence contre les défenseurs des droits du travail. Cette évolution affecte négativement tous les mouvements de défense des droits humains. Pour y répondre, la collaboration entre les mouvements et les secteurs est nécessaire.
On distingue souvent les défenseurs des droits du travail des défenseurs des droits humains, mais comme l’a dit Maina Kiai, l’ancien Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d'association, cette distinction est artificielle. Les droits du travail relèvent des droits humains, et toute personne ou organisation les défendant est un défenseur des droits humains en accord avec ce que stipule la Déclaration de l’ONU sur les défenseurs des droits de l’homme. Comme l’indique Sharan Burrow, secrétaire générale de la CSI : « Les travailleurs et leurs syndicats sont les défenseurs des droits et des libertés ». Nous devons faire attention à toute distinction tentant de séparer nos combats.
Les défenseurs des droits du travail sont régulièrement en proie à la violence et aux restrictions de leurs droits, qui prennent des formes diverses, notamment l’action des autorités publiques et des entreprises visant à empêcher les syndicats de fonctionner librement et indépendamment, les lois limitant les conventions collectives ou encore les licenciements. Au cours de l’année qui vient de s’écouler, la Confédération syndicale internationale a signalé une hausse de la violence visant notamment à empêcher la syndicalisation et menaçant la sécurité des dirigeants syndicaux. En Colombie, 19 syndicalistes ont été tués en 2017. Au Cambodge, les dirigeants syndicaux sont criminalisés. Au Zimbabwe, les dirigeants syndicaux sont régulièrement harcelés par les autorités publiques. Concernant les lois limitant les droits du travail, 81 % des pays réfutent en partie ou en totalité le droit de négociation collective et 65 % des pays (5 % de plus qu’en 2017) excluent des catégories de travailleurs du droit du travail, par exemple les employés de maison, du secteur agricole et les contractuels. Les manifestations pacifiques des travailleurs font souvent face à une réponse répressive policière ou militaire. De plus, les travailleurs sont victimes de licenciements, la forme de représailles la plus courante contre eux, pour avoir dénoncé les violations, une tactique employée par les employeurs afin de bâillonner l’action civique. A titre d’exemple, plus de 12 000 employés d’une usine de confection au Bangladesh ont été licenciés pour avoir protesté contre les conditions salariales en décembre 2018 et en janvier 2019.
Le Business & Human Rights Resource Centre recense les attaques contre les défenseurs qui travaillent à la responsabilisation des entreprises et notre base de données montre que l’agriculture, l’alimentation et les boissons, ainsi que le prêt-à-porter, sont les secteurs les plus dangereux pour les défenseurs des droits du travail. Les formes les plus communes de violences exercées contre les dirigeants syndicaux et les travailleurs sont les détentions arbitraires et les procès, suivi des intimidations et des menaces ainsi que des assassinats.
La tendance à utiliser les procès en diffamation pour faire taire les défenseurs des droits du travail est particulièrement inquiétante. A titre d’exemple, depuis 2016, Thammakaset Company Limited, une société avicole thaïlandaise, a intenté plus de 13 actions pénales et civiles contre d’anciens travailleurs ayant dénoncé des violations des droits du travail, ainsi que contre des militants et des journalistes les soutenant. Les gouvernements et les entreprises, y compris les grandes marques internationales, doivent s’assurer que ce type d’attaque judiciaire ne se produise pas. Comme l’on dit Sutharee Wanasiri, un défenseur des droits du travail en Thaïlande, et une des personnes poursuivies en justice par Thammakaset : « Il est également de la responsabilité des marques internationales qui achètent en Thaïlande de s’assurer que les entreprises auprès desquelles elles se fournissent ne se livrent à aucune forme de harcèlement judiciaire afin de dissuader les informateurs internes et les autres défenseurs. Elles devraient établir des mécanismes permettant aux travailleurs et aux défenseurs de communiquer directement avec les marques et de s’assurer qu’ils soient protégés, pendant l’enquête, de toute forme de représailles de la part des fournisseurs. Les résultats devraient être rendus publics et des comptes devraient être rendus en cas d’abus ».
Quand l’espace civique se ferme pour les défenseurs des droits du travail, la situation est encore bien pire pour les populations marginalisées. Les attaques et autres restrictions sur les libertés civiques impactent gravement ceux qui sont les plus marginalisés, qui ne bénéficient déjà pas de l’égalité des chances d’accès aux opportunités de s’organiser et qui sont les plus exposés à la violence exercée par les employeurs et les autorités publiques.
Cela concerne les femmes qui travaillent et qui font face à la violence et aux menaces sexistes pour avoir revendiqué leurs droits ainsi que les migrants qui sont employés de maison et qui ont du mal à s’organiser car le droit national de certains pays, comme par exemple en Malaisie, leur interdit de constituer leur propre syndicat. Dans certains contextes, l’espace civique est déjà très fermé, comme dans le cas des zones franches industrielles d'exportation où le droit de regard et le droit d’organisation sont délibérément limités afin de privilégier les intérêts des investisseurs.
Avec des chaînes d’approvisionnement longues et fragmentées, il est particulièrement important de s’assurer que nous puissions entendre la voix des travailleurs, en premier lieu ceux qui sont les plus marginalisés, en bas de l’échelle économique, et garantir des conditions de travail dignes et décentes. Ceci inclut les personnes qui travaillent au sein de l’économie informelle. Les travailleurs et les organisations de la société civile s’attachent aujourd’hui en priorité à redéfinir le cadre juridique de l’emploi et à repenser la stratégie syndicale à la lumière de l’évolution du dialogue social, en particulier dans la « gig economy » (l’économie du travail temporaire) dans laquelle les travailleurs non conventionnels ne bénéficient pas d’une protection juridique adéquate, soit parce qu’ils n’entrent pas dans la définition d’un « employé régulier » en vertu du droit national, soit en raison de lacunes dans la législation réglementant les nouvelles formes d’emploi. Les insuffisances en matière de protections juridiques applicables et de conditions d’emploi faisant l’objet d’un accord collectif entravent la capacité à faire valoir ses droits en lien avec le travail, y compris le droit d’organisation et de négociation collective.
De plus, la concentration des richesses et la consolidation du pouvoir et de la prise de décision entre les mains d’une petite élite a eu un impact destructeur dans le monde. Au cours de la dernière décennie, Oxfam rapporte que, chaque année, la fortune des milliardaires a augmenté de 13 % tandis que le revenu des travailleurs n’a augmenté que de 2 %. Pour contrer le pouvoir absolu des entreprises et l’accentuation des inégalités, il est essentiel de protéger et de renforcer la capacité des défenseurs des droits du travail à mener leurs activités. Plaider en faveur des droits du travail, constituer des syndicats et négocier collectivement, manifester, et même faire grève, sont des stratégies essentielles pour lutter contre ces relations de pouvoir inégales qui débouchent sur des violations systémiques, comme le travail forcé, le manque de salaires décents et la prévalence de la violence sexiste.
L’action des défenseurs des droits du travail est également essentielle à la mise en œuvre du Programme de développement durable à l’horizon 2030. Les restrictions sur les libertés civiques ont un impact négatif sur le développement durable et augmentent les coûts pour les entreprises et pour les autorités publiques. D’après une recherche menée par l’organisation The B Team, « les limites sur les libertés civiques sont associées à de mauvais résultats économiques et les pays qui respectent le mieux les droits civiques connaissent un taux de croissance économique plus vigoureux ainsi qu’un niveau de développement humain plus élevé ».
Les défenseurs des droits du travail devraient être considérés comme des alliés essentiels pour bâtir des sociétés équitables et durables. Plusieurs entreprises commencent également à reconnaître que la protection des défenseurs des droits humains et leur capacité à mener leurs activités est dans leur intérêt et que le fait d’attaquer les défenseurs revient à attaquer les entreprises responsables. C’est encourageant car, aujourd’hui plus que jamais, nous devons développer les liens et bâtir les solidarités entre les mouvements et les secteurs pour contrer les menaces sur l'espace civique dont nous dépendons tous.