Les droits économiques et sociaux sont difficiles à catégoriser. Ils sont, à mon avis, ce que W.B. Gallie a appelé des « concepts essentiellement contestables ». Ce qui signifie que nous pouvons mieux appréhender le sens des droits socio-économiques en comparant notre utilisation actuelle avec celle du passé.
Considérer les droits socio-économiques comme des phénomènes historiques périphériques dont le sens peut varier permet une recherche historique plus ouverte. Ces voix que nous choisissons d’écouter sont particulièrement importantes pour l’historiographie critique.
L’Irlande d’entre-deux guerres offre une étude de cas riche en enseignements sur la contestation, par les mouvements populaires, des droits économiques et sociaux.
S’inscrivant dans une vague révolutionnaire mondiale, une décennie d’actions populaires a immédiatement précédé la formation de l’État libre d’Irlande indépendant en 1922. La compréhension historique dominante de cette période se fonde sur le nationalisme et l’État-nation, notamment avec la guerre d’indépendance de l’Armée républicaine irlandaise livrée contre le Royaume-Uni et la montée du parti nationaliste, le Sinn Féin.
Considérer les droits socio-économiques comme des phénomènes historiques périphériques dont le sens peut varier permet une recherche historique plus ouverte.
Le rôle joué par le monde syndical et le soulèvement du monde agricole dans le renforcement de la capacité militaire et du pouvoir de négociation du mouvement nationaliste est bien moins connu. Entre 1918 et 1923, cinq grèves générales et dix-huit grèves locales ont eu lieu. Les travailleurs ont pris le contrôle de plus de quatre-vingts lieux de travail, créant parmi les premiers soviets proclamés en dehors de la Russie après 1917. Dans les campagnes, les grèves locales sur le paiement des loyers ont débouché sur des expropriations foncières. Un réseau de cours d’arbitrage locales, élues par le peuple, ont fait leur apparition, notamment pour décider des nouvelles conditions touchant à la propriété foncière.
Dans le monde, les mouvements anti-systémiques ont explicitement énoncé les droits sociaux et économiques. Les organisateurs du mouvement des travailleurs, notamment ceux qui ont rédigé la constitution de l’Armée citoyenne irlandaise (1913), furent inspirés par le syndicalisme qui émergea en Irlande au même moment que dans l’Europe de l’Ouest catholique (la France, l’Espagne et l’Italie) ainsi qu’aux États-Unis.
La fondation de l’État libre d’Irlande, en 1922, a cependant signalé la fin de l’expérience démocratique radicale. Les syndicalistes de gauche, les féministes, et les républicains socialistes ont alors fait face à l’hostilité d’une bourgeoisie catholique bien établie et d’une église catholique dominante.
Néanmoins, ils persistèrent. La Grande dépression des années 1930 a vu des boycotts massifs des rentes foncières en milieu rural, la campagne du Syndicat des femmes irlandaises contre les propriétaires de logements insalubres dans la ville de Dublin, et des grèves prolongées mobilisant des milliers de travailleurs dans les secteurs du transport et de la construction à travers tout le pays. Le discours sur les droits socio-économiques de la gauche, comme dans la Constitution de Saor Éire (1931) ou dans le Programme du Congrès républicain (1934), reflétait alors plus étroitement un modèle de contrôle ouvrier fondé sur bolchevisme plutôt que sur le syndicalisme.
En Irlande, comme ailleurs, les bâtisseurs de l’État-nation faisaient appel au constitutionalisme social en réponse aux mouvements anti-systémiques.
Lors de la création de la constitution de l’État libre d’Irlande en 1922, l’agitation dans le monde agricole incita les spécialistes du droit social, comme Clemens France et Alfred O’Rahilly, à préconiser que « les droits économiques » réglementent la spéculation foncière et introduisent des mesures sociales redistributives. Dans les débats de l’Assemblée constituante, T.J. O’Connell, membre du parti travailliste, défendait le droit des enfants à se nourrir, se vêtir, à se loger et à s’éduquer.
Lors de la création de la constitution irlandaise de 1937, un mouvement de grèves se dessinait pendant que le Premier ministre, Éamon de Valera, les fonctionnaires, et divers conseillers du cléricalisme se penchaient sur les dispositions socio-économiques touchant à la redistribution foncière, à la réglementation du crédit et aux droits sociaux.
Dans l’élaboration des deux constitutions, les droits socio-économiques furent cependant manifestement oubliés. Étonnamment, les archives montrent comment les auteurs de la constitution ont délibérément reformulé les dispositions sur les droits socio-économiques en remplaçant l’obligation de l’État fondée sur la justice par un paternalisme étatique fondée sur la charité envers les « plus faibles ».
L’expérience de l’Irlande d’entre-deux guerres en matière de réflexion sur les droits socio-économiques est aisément comparable à l’élaboration des constitutions dans le monde moderne. L'élaboration de la constitution à Dublin en 1922 présentait un discours sur les droits socio-économiques remarquablement similaire à celui appelant à la réforme agraire au Querétaro, dans la Constitution mexicaine de 1917, et à l’État providence de l’Allemagne de Weimar en 1919.
En 1937, le discours sur les droits socio-économiques proposé par le clergé s’inspirait du corporatisme catholique et des constitutions autoritaires du Portugal (1933), de l’Autriche (1934), et de la Pologne (1935). Plusieurs évêques catholiques irlandais imaginèrent une version édulcorée de l’Estado Novo (État nouveau) du dictateur portugais, Salazar. Les partisans du cléricalisme ont influencé la formulation d’une constitution autour d’une culture nationaliste, souvent explicitement catholique, notamment dans ses dispositions en lien avec la famille.
Le constitutionalisme social ne représentait cependant pas un obstacle aux institutions politiques et commerciales existantes. Les « Principes directeurs » non contraignants de la constitution irlandaise de 1937 ne prévoyaient qu’une inclusion rhétorique des droits socio-économiques, ce qui a été ensuite été repris par les constitutions postcoloniales de l’Inde, de la Papouasie Nouvelle-Guinée, et du Nigeria.
Le constitutionnalisme socio-économique en Irlande suivit la trajectoire postcoloniale conservatrice critiquée par Franz Fanon, dans laquelle le parti nationaliste se substitue à un mouvement anticolonial et social de grande envergure. Fondamentalement, une certaine forme de connivence a prévalu entre les bâtisseurs de l’État-nation et l’économie de marché internationale.
En 1922, ainsi qu’en 1937, l’élimination des droits socio-économiques allait dans le sens du ministère des finances et de sa préférence pour limiter au maximum les dépenses publiques. Pour les intérêts agricoles et banquier irlandais, déléguer à l’Église catholique la responsabilité de l’aide sociale et de l’éducation était signe de piété mais également de rentabilité. L’État irlandais reproduisait ainsi une relation économique périphérique avec le Royaume-Uni. L’absence de modèle de développement de politiques sociales solidaires et fondées sur les droits qui en résultait s’avéra durable.
Jusqu’à ce jour, l’État irlandais a constamment interprété les droits socio-économiques comme l’expression d’un droit solennel aux services publics qui repose sur la croissance économique plutôt que sur les normes en matière de droits humains. L’État s’est de plus opposé à des moyens efficaces de recours pour les individus ou les groupes alléguant de la violation de ces droits. Sans surprise, la nécessité pour les groupes sociaux de « lutter » et « combattre » pour leurs droits est un thème récurrent dans l'élaboration de la politique sociale irlandaise.
Le constitutionnalisme d’entre-deux guerres demeure ainsi sujet à contestation. Les partis politiques contemporains et les mouvements de la société civile continuent de se mobiliser en faveur de la constitutionnalisation des droits socio-économiques, notamment pour démarchandiser l’eau et le logement. Les victimes irlandaises des Couvents de la Madeleine et des écoles industrielles continuent à demander justice pour les violations flagrantes des droits humains commises par l’église ainsi que par l’État. Le traitement par l’État des demandeurs d'asile illustre plus clairement à quel point la tradition carcérale de l’Irlande demeure présente. L’histoire populaire montre que cela n’avait pas, et que cela n’a pas, à être ainsi.
L’histoire « de la base » caractérise ce que Murray Bookchin a identifié comme une distinction entre « la politique », à savoir la participation civique nécessaire pour déterminer comment vivre ensemble, et « la gouvernance de l’État », à savoir les techniques de répression et de manipulation visant à renforcer les structures hiérarchiques, l’exploitation, et l’oppression. En ce sens, les mouvements du passé montrent la voie politique pour réaliser les droits socio-économiques.
En mettant l’accent sur la vie des populations marginalisées et mécontentes et les mouvements les rassemblant, l’histoire populaire des droits socio-économiques met en exergue les formes de justice basées sur la société, indiquant clairement comment réaliser les droits contre et au-delà des structures profondes de pouvoir qui façonnent notre monde.
Les actions directes, comme les boycotts, les grèves, et l’autonomie communautaire, défendent l’idée d’une autre vision de l’individualité, de la citoyenneté, et des droits qui présume que les individus libres ont la capacité de gérer les affaires sociales de manière directe, éthique et rationnelle. Aujourd’hui, face à la crise mondiale du capitalisme, aux inégalités sociales et à l’effondrement écologique, nous pouvons faire appel à l’histoire de ces mouvements pour trouver sagesse et inspiration. Au final, la vision des droits socio-économiques qui prévaudra dépend de nous.