Ayant pris une portée mondiale en 1995 via l'Accord sur les ADPIC (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce), le mécanisme prédominant d’incitation à l’innovation mis au point par l'humanité implique des brevets d’une durée de vingt ans déposés sur des produits. Ces monopoles d’une durée déterminée confèrent aux innovateurs des droits exclusifs sur la production et la vente de leur innovation, leur permettant ainsi de percevoir des marges importantes auprès des premiers utilisateurs.
Les prix élevés qui en résultent empêchent la diffusion des innovations pendant la durée de leur brevet. En Inde, des centrales électriques alimentées au charbon ont été construites sans la dernière technologie verte "ultrasupercritique", car son utilisation aurait nécessité quelques 1,5 million de dollars par chaudière en frais de licence. Un excellent remède contre l'hépatite C, le sofosbuvir, a été introduit en 2013 au prix de 84 000 dollars, soit environ 3000 fois le coût de fabrication. Depuis, il n'a atteint que 5 millions de patients dans le monde ; les 66 autres millions restent infectés et continuent de propager la maladie. Pendant leur longue période de protection par le mécanisme de brevet, les innovations produisent une simple fraction de la valeur sociale qu'elles pourraient produire si leur prix était compétitif.
Ce problème d'accès peut être évité en créant des fonds d'impact financés par des fonds publics qui récompenseraient les innovations vendues à des prix compétitifs en fonction des avantages sociaux qu'elles procurent. À l’instar du système des brevets, le coût fixe de l'innovation serait en grande partie pris en charge par ceux qui peuvent se le permettre. Mais il ne serait pas nécessaire d'exclure les autres. Les innovations socialement valorisées étant récompensées par des fonds publics, tout le monde peut y avoir accès sans majoration liée au monopole.
Les récompenses d'impact peuvent fonctionner dans n’importe quel domaine dans lequel une mesure uniforme de la valeur sociale peut être formulée, tels que les gains de santé pour les produits pharmaceutiques, la réduction de la pollution pour les technologies vertes, l'expertise et l'emploi pour l'éducation, le rendement nutritionnel et la réduction de l'utilisation des engrais et des pesticides pour l'agriculture. Un tel système serait optimisé s’il était soutenu conjointement par de nombreux États, ce qui augmenterait considérablement sa valeur sociale tout en diluant son coût.
Le secteur pharmaceutique est un bon domaine pour explorer cette idée. Ses innovations protègent et favorisent la santé, ce qui correspond à un objectif approprié pour un financement public. Imaginons donc un Fonds d'impact sanitaire qui, soutenu par de nombreux pays, invite les innovateurs à enregistrer n'importe lequel de leurs nouveaux médicaments pour bénéficier de dix paiements annuels consécutifs, chacun de ces paiements étant réparti entre les produits enregistrés en fonction des gains de santé obtenus durant l'année précédente.
Ces récompenses permettant aux innovateurs de recouvrer leurs dépenses de recherche et développement (R&D) et de réaliser des bénéfices adéquats, les titulaires d'enregistrements devraient accepter des prix compétitifs pendant la période de récompense et renoncer à tout droit de monopole restant par la suite. Dans les pays riches non contributeurs, les titulaires d’enregistrement devraient cependant rester libres de pratiquer des prix monopolistiques. Cette exception attirerait les enregistrements en réduisant leur coût d'opportunité et donnerait également aux pays riches une raison supplémentaire de rejoindre la coalition de financement.
Une variante du système d’années de vie pondérées par la qualité (QALY pour quality-adjusted life years), telle qu'il a été largement utilisé et affiné au cours des dernières décennies, pourrait être utilisée comme mesure commune pour comparer et agréger les gains de santé au travers de diverses pathologies, thérapies, groupes démographiques, modes de vie et cultures. Afin de rassurer les financeurs et/ou les innovateurs, une récompense maximale et/ou minimale par QALY pourrait être spécifiée.
En supposant un taux de contribution initial de 0,02 % du revenu national brut et une participation pondérée d'un tiers par les États, le Fonds d'impact sanitaire pourrait démarrer avec des réserves annuelles de 6 milliards de dollars, soit moins de 1 % des 800 milliards de dollars que le monde dépense actuellement chaque année en produits pharmaceutiques dits de marque. Les contributions des États seraient compensées par les économies réalisées sur (a) les produits pharmaceutiques enregistrés et (b) les autres coûts de santé, ainsi que par les gains de (c) productivité économique et (d) les recettes fiscales qui en découleraient.
Avec des cagnottes annuelles de 6 milliards de dollars, chaque médicament enregistré participerait à des décaissements d'une valeur de 60 milliards de dollars au cours de sa période de récompense de dix ans. Un innovateur commercial n’enregistrerait un produit que dans la perspective de l’obtention d’un bénéfice allant au-delà du recouvrement des dépenses de R&D. Le montant de ces coûts fixes d'innovation fait l'objet de débats. Le nombre de produits enregistrés auprès du Fonds d'impact sanitaire permettrait d'éclairer cette question en raison du taux de récompense auto-ajustable du Fonds. S'il attirait une vingtaine de produits, avec deux entrées et deux sorties par an en moyenne, cela montrerait que la perspective de 3 milliards de dollars sur dix ans est considérée comme satisfaisante - ni une aubaine, ni une difficulté. Cette caractéristique d'auto-ajustement rassure les innovateurs/contributeurs sur le fait que le taux de récompense ne va pas baisser/augmenter à un niveau déraisonnable.
Le Fonds d'impact sanitaire démontre que nous pouvons encourager les innovations d'une manière qui évite les graves obstacles à l'accès que constituent les brevets monopolistiques. Ces barrières constituent donc une immense violation des droits de l'homme. Comme l'illustre le cas de l'hépatite C, des millions de personnes souffrent et meurent chaque année parce qu'il est interdit aux fabricants de génériques de leur vendre les médicaments dont ils ont besoin à des prix compétitifs. Des millions d'autres souffrent et meurent parce que les marges élevées empêchent la diffusion des technologies vertes dans les pays les plus pauvres.
Les fonds d'impact apporteraient un changement révolutionnaire. Alors que les récompenses monopolistiques transforment les innovateurs en espions jaloux à la recherche d'éventuels contrefacteurs, les récompenses d'impact encourageraient les innovateurs à promouvoir activement la diffusion rapide, large et efficace de leur innovation enregistrée. Les titulaires d'enregistrements subventionneraient même cette diffusion auprès des acheteurs pauvres dans la mesure où l'augmentation de l'impact pouvant faire l’objet d’une récompense justifie le coût de la subvention.
Les fonds d'impact garantiraient également des gains supplémentaires pour les droits de l'homme. Là où les récompenses des brevets échouent à encourager les innovations qui répondent aux besoins spécifiques des individus les plus précaires, les fonds d'impact encourageraient ces innovations en évaluant l'impact indépendamment de la position économique des bénéficiaires. Ainsi, les innovateurs pharmaceutiques pourraient développer et déployer de manière rentable de nouveaux traitements efficaces contre les maladies tropicales, aujourd'hui notoirement négligées, qui touchent plus d'un milliard de personnes, et contre d'autres pathologies importantes concentrées chez les individus les plus précaires, comme la tuberculose, le paludisme, l'hépatite et la pneumonie, qui sont responsables du décès de quelque sept millions de personnes par an.
Alors que les récompenses des brevets sont largement indifférentes aux effets tiers d'une innovation, les fonds d'impact les prendraient pleinement en compte. Ainsi, le fonds d’impact sanitaire récompenserait l'endiguement d'une maladie par un nouveau médicament en prenant en considération le fait d’avoir protégé de l'infection des personnes qui n'ont pourtant jamais consommé ce médicament. Un innovateur récompensé par des marges monopolistiques n’est en revanche récompensé que dans la mesure où son médicament ne parvient pas à contenir la maladie visée. En éradiquant une maladie, un tel innovateur détruirait son propre marché futur.
Les récompenses des brevets incitent les innovateurs de diverses manières à "faire passer les profits avant les gens". Les fonds d'impact alignent les profits sur les besoins humains, rendant l'activité d'innovation beaucoup plus équitable en termes de priorités de recherche et d'accès à ses fruits : les innovateurs font des bénéfices en faisant du bien. En guidant les innovateurs pour qu'ils organisent leur R&D et leur marketing de manière holistique afin d'obtenir les gains sociaux les plus rentables, les fonds d'impact permettent un triple bénéfice : pour les bénéficiaires potentiels des innovations, pour les innovateurs et aussi pour les gouvernements et les contribuables.